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Antigone
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Jean Anouilh
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Le prologue
Le personnage baptisé le Prologue présente les différents protagonistes et résume la légende de Thèbes ( Anouilh reprend cette tradition grecque qui consiste à confier à un personnage particulier un monologue permettant aux spectateurs de se rafraîchir la mémoire. Le Prologue replace la pièce dans son contexte mythique). Toute la troupe des comédiens est en scène. Si certains personnages semblent ignorer le drame qui se noue, d'autres songent déjà au désastre annoncé.
Première partie
La nourrice sort et Ismène, la sœur d'Antigone, dissuade cette dernière d'enfreindre l'ordre de Créon et d'ensevelir le corps de Polynice. Ismène exhorte sa sœur à la prudence ("Il est plus fort que nous, Antigone, il est le roi") . Antigone refuse ces conseils de sagesse . Elle n'entend pas devenir raisonnable.
Deuxième partie
Antigone se retrouve à nouveau seule avec sa nourrice. Elle cherche à surmonter ses doutes et demande à sa nourrice de la rassurer. Elle tient aussi des propos ambigus pour ceux ( et c'est le cas de la nourrice) qui ne connaissent pas son dessein. Elle semble décidée à mourir et évoque sa disparition à mots couverts " Si, moi , pour une raison ou pour une autre, je ne pouvais plus lui parler...".
Troisième partie
Antigone souhaite également s'expliquer avec son fiancé Hémon. Elle lui demande de le pardonner pour leur dispute de la veille. Les deux amoureux rêvent alors d'un bonheur improbable. Sûre d'être aimée , Antigone est rassurée. Elle demande cependant à Hémon de garder le silence et lui annonce qu'elle ne pourra jamais l'épouser. Là encore , la scène prête au quiproquo : le spectateur comprend qu'Antigone pense à sa mort prochaine, tandis qu'Hémon, qui lui n'a pas percé le dessein d'Antigone, est attristé de ce qu'il prend pour un refus.
Quatrième partie
Ismène revient en scène et conjure sa sœur de renoncer à son projet. Elle affirme même que Polynice, le "frère banni", n'aimait pas cette sœur qui aujourd'hui est prête à se sacrifier pour lui.
Cinquième partie
Antigone avoue alors avec un sentiment de triomphe, qu'il est trop tard, car elle a déjà, dans la nuit, bravé l'ordre de Créon et accompli son geste " C'est trop tard. Ce matin, quand tu m'as rencontrée, j'en venais."
Sixième partie
Jonas, un des gardes chargés de surveiller le corps de Polynice, vient révéler à Créon, qu'on a transgressé ses ordres et recouvert le corps de terre. Le roi veut croire à un complot dirigé contre lui et fait prendre des mesures pour renforcer la surveillance du corps de Polynice. Il semble également vouloir garder le secret sur cet incident : " Va vite. Si personne ne sait, tu vivras."
Septième partie
Le chœur s'adresse directement au public et vient clore la première partie de la pièce. Il commente les événements en exposant sa conception de la tragédie qu'il oppose au genre littéraire du drame. Le chœur affiche également une certaine ironie et dévoile les recettes de l'auteur : "c'est cela qui est commode dans la tragédie. On donne un petit coup de pouce pour que cela démarre... C'est tout. Après on n'a plus qu'à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul."
Huitième partie
Antigone est traînée sur scène par les gardes qui l'ont trouvée près du cadavre de son frère. Ils ne veulent pas croire qu'elle est la nièce du roi , et la traitent avec brutalité. Ils se réjouissent de cette capture et des récompenses et distinctions qu'elle leur vaudra.
Neuvième partie
Créon les rejoint. Les gardes font leur rapport . Le roi ne veut pas les croire. Il interroge sa nièce qui avoue aussitôt. Il fait alors mettre les gardes au secret, avant que le scandale ne s'ébruite.
Dixième partie
Créon et Antigone restent seuls sur scène. C'est la grande confrontation entre le roi et Antigone. Le roi souhaite étouffer le scandale et ramener la jeune fille à la raison. Dans un premier temps , Antigone affronte Créon qui tente de la dominer de son autorité.
Onzième partie
Les deux protagonistes dévoilent leur personnalité et leurs motivations inconciliables. Créon justifie les obligations liées à son rôle d'homme d'état . Antigone semble sourde à ses arguments : (Créon : Est ce que tu le comprends cela ? Antigone : " Je ne veux pas le comprendre.") . A court d'arguments Créon révèle les véritables visages de Polynice et d'Etéocle et les raisons de leur ignoble conflit. Cet éclairage révolte Antigone qui semble prête à renoncer et à se soumettre. Mais c'est en lui promettant un bonheur ordinaire avec Hémon, que Créon ravive son amour-propre et provoque chez elle un ultime sursaut. Elle rejette ce futur inodore et se rebelle à nouveau. Elle choisit une nouvelle fois la révolte et la mort.
Douzième partie
Ismène , la sœur d'Antigone entre en scène alors que cette dernière s'apprêtait à sortir et à commettre un esclandre , ce qui aurait obligé le roi à l'emprisonner. Ismène se range aux côtés d'Antigone et est prête à mettre elle aussi sa vie en jeu. Mais Antigone refuse , prétextant qu'il est trop facile de jouer les héroïnes maintenant que les dés ont été jetés. Créon appelle la garde, Antigone clôt la scène en appelant la mort de ses cris et en avouant son soulagement ( Enfin Créon !)
Treizième partie
Le chœur entre en scène. Les personnages semblent avoir perdu la raison, ils se bousculent. Le chœur essaye d'intercéder en faveur d'Antigone et tente de convaincre Créon d'empêcher la condamnation à mort d'Antigone. Mais le roi refuse , prétextant qu'Antigone a choisi elle-même son destin, et qu'il ne peut la forcer à vivre malgré elle.
Quatorzième partie
Hémon vient lui aussi, ivre de douleur, supplier son père d'épargner Antigone, puis il s'enfuit.
Quinzième partie
Antigone reste seule avec un garde. Elle rencontre là le "dernier visage d'homme". Il se révèle bien mesquin, et ne sait parler que de grade et de promotion. Il est incapable d'offrir le moindre réconfort à Antigone. Cette scène contraste, par son calme, avec le violent tumulte des scènes précédentes. Apprenant qu'elle va être enterrée vivante, éprouvant de profonds doutes ( " Et Créon avait raison, c'est terrible maintenant, à côté de cet homme, je ne sais plus pourquoi je meurs." , Antigone souhaite dicter au garde une lettre pour Hémon dans laquelle elle exprime ses dernières pensées. Puis elle se reprend et corrige ce dernier message ( "Il vaut mieux que jamais personne ne sache"). C'est la dernière apparition d'Antigone.
Seizième partie
Le messager entre en scène et annonce à Créon et au public la mort d'Antigone et la mort de son fils Hémon. Tous les efforts de Créon pour le sauver ont été vains. C'est alors le chœur qui annonce le suicide d'Eurydice, la femme de Créon : elle n'a pas supporté la mort de ce fils qu'elle aimait tant. Créon garde un calme étonnant . Il indique son désir de poursuivre " la salle besogne " sans faillir. Il sort en compagnie de son page.
Dix-septième partie
Tous les personnages sont sortis. Le chœur entre en scène et s'adresse au public : Il constate avec une certaine ironie la mort de nombreux personnages de cette tragédie : "Morts pareils, tous, bien raides, bien inutiles, bien pourris." La mort a triomphé de presque tous. Il ne reste plus que Créon dans son palais vide. Les gardes, eux continuent de jouer aux cartes, comme ils l'avaient fait lors du Prologue. Ils semblent les seuls épargnés par la tragédie. Ultime dérision.
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Le résumé d'Antigone de Jean Anouilh vient du site
A la lettre.
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Personnages
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Antigone, fille d'dipe
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Créon, roi de Thèbes
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Hémon, fils de Créon
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Ismène, fille d'dipe
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Le Chur
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La Nourrice
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Le Messager
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Le Garde
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Les Gardes
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Le Prologue
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Décor
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Un décor neutre. Trois portes semblables. Au lever
du rideau, tous les personnages sont en scène. Ils bavardent, tricotent,
jouent aux cartes.
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Le Prologue se détache et s'avance.
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- Voilà. Ces personnages vont vous jouer l'histoire
d'Antigone. Antigone, c'est la petite maigre qui est assise là-bas,
et qui ne dit rien. Elle regarde droit devant elle. Elle pense. Elle pense
qu'elle va être Antigone tout à l'heure, qu'elle va surgir soudain
de la maigre jeune fille noiraude et renfermée que personne ne prenait
au sérieux dans la famille et se dresser seule en face du monde, seule
en face de Créon, son oncle, qui est le roi. Elle pense qu'elle va
mourir, qu'elle est jeune et qu'elle aussi, elle aurait bien aimé vivre.
Mais il n'y a rien à faire. Elle s'appelle Antigone et il va falloir
qu'elle joue son rôle jusqu'au bout... Et, depuis que ce rideau s'est
levé, elle sent qu'elle s'éloigne à une vitesse vertigineuse
de sa sur Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune homme, de
nous tous, qui sommes là bien tranquilles à la regarder, de
nous qui n'avons pas à mourir ce soir.
- Le jeune homme avec qui parle la blonde, la belle, l'heureuse
Ismène, c'est Hémon, le fils de Créon. Il est le fiancé
d'Antigone. Tout le portait vers Ismène : son goût de la danse
et des jeux, son goût du bonheur et de la réussite, sa sensualité
aussi, car Ismène est bien plus belle qu'Antigone ; et puis un soir,
un soir de bal où il n'avait dansé qu'avec Ismène, un
soir où Ismène avait été éblouissante dans
sa nouvelle robe, il a été trouver Antigone qui rêvait
dans un coin, comme en ce moment, ses bras entourant ses genoux, et il lui
a demandé d'être sa femme. Personne n'a jamais compris pourquoi.
Antigone a levé sans étonnement ses yeux graves sur lui et elle
lui a dit « oui » avec un petit sourire triste... L'orchestre attaquait
une nouvelle danse, Ismène riait aux éclats, là-bas,
au milieu des autres garçons, et voilà, maintenant, lui, il
allait être le mari d'Antigone. Il ne savait pas qu'il ne devait jamais
exister de mari d'Antigone sur cette terre et que ce titre princier lui donnait
seulement le droit de mourir.
- Cet homme robuste, aux cheveux blancs, qui médite
là, près de son page, c'est Créon. C'est le roi. Il a
des rides, il est fatigué. Il joue au jeu difficile de conduire les
hommes. Avant, du temps d'dipe, quand il n'était que le premier
personnage de la cour, il aimait la musique, les belles reliures, les longues
flâneries chez les petits antiquaires de Thèbes. Mais dipe
et ses fils sont morts. Il a laissé ses livres, ses objets, il a retroussé
ses manches, et il a pris leur place.
- Quelquefois, le soir, il est fatigué, et il se demande
s'il n'est pas vain de conduire les hommes. Si cela n'est pas un office sordide
qu'on doit laisser à d'autres, plus frustes... Et puis, au matin, des
problèmes précis se posent, qu'il faut résoudre, et il
se lève, tranquille, comme un ouvrier au seuil de sa journée.
- La vieille dame qui tricote, à côté
de la nourrice qui a élevé les deux petites, c'est Eurydice,
la femme de Créon. Elle tricotera pendant toute la tragédie
jusqu'à ce que son tour vienne de se lever et de mourir. Elle est bonne,
digne, aimante. Elle ne lui est d'aucun secours. Créon est seul. Seul
avec son petit page qui est trop petit et qui ne peut rien non plus pour lui.
- Ce garçon pâle, là-bas, au fond, qui
rêve adossé au mur, solitaire, c'est le Messager.C'est lui qui
viendra annoncer la mort d'Hémon tout à l'heure. C'est pour
cela qu'il n'a pas envie de bavarder ni de se mêler aux autres. Il sait
déjà...
- Enfin les trois hommes rougeauds qui jouent aux cartes,
leurs chapeaux sur la nuque, ce sont les gardes. Ce ne sont pas de mauvais
bougres, ils ont des femmes, des enfants, et des petits ennuis comme tout
le monde, mais ils vous empoigneront les accusés le plus tranquillement
du monde tout à l'heure. Ils sentent l'ail, le cuir et le vin rouge
et ils sont dépourvus de toute imagination. Ce sont les auxiliaires
toujours innocents et toujours satisfaits d'eux-mêmes, de la justice.
Pour le moment, jusqu'à ce qu'un nouveau chef de Thèbes dûment
mandaté leur ordonne de l'arrêter à son tour, ce sont
les auxiliaires de la justice de Créon.
- Et maintenant que vous les connaissez tous, ils vont pouvoir
vous jouer leur histoire. Elle commence au moment où les deux fils
d'dipe, Étéocle et Polynice, qui devaient régner
sur Thèbes un an chacun à tour de rôle, se sont battus
et entre-tués sous les murs de la ville, Étéocle l'aîné,
au terme de la première année de pouvoir, ayant refusé
de céder la place à son frère. Sept grands princes étrangers
que Polynice avait gagnés à sa cause ont été défaits
devant les sept portes de Thèbes. Maintenant la ville est sauvée,
les deux frères ennemis sont morts et Créon, le roi, a ordonné
qu'à Étéocle, le bon frère, il serait fait d'imposantes
funérailles, mais que Polynice, le vaurien, le révolté,
le voyou, serait laissé sans pleurs et sans sépulture, la proie
des corbeaux et des chacals.. Quiconque osera lui rendre les devoirs funèbres
sera impitoyablement puni de mort.
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- Pendant que le Prologue parlait, les personnages sont
sortis un à un. Le Prologue disparaît aussi.
- L'éclairage s'est modifié sur la scène.
C'est maintenant une aube grise et livide dans une maison qui dort.
- Antigone entr'ouvre la porte et rentre de l'extérieur
sur la pointe de ses pieds nus, ses souliers à la main. Elle reste
un instant immobile à écouter.
- La nourrice surgit.
Première partie
- LA NOURRICE
- D'où viens-tu ?
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- ANTIGONE
- De me promener, nourrice. C'était beau. Tout était
gris. Maintenant, tu ne peux pas savoir, tout est déjà rose,
jaune, vert. C'est devenu une carte postale. Il faut te lever plus tôt,
nourrice, si tu veux voir un monde sans couleurs.
- Elle va passer
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- LA NOURRICE
- Je me lève quand il fait encore noir, je vais à
ta chambre, pour voir si tu ne t'es pas découverte en dormant et je
ne te trouve plus dans ton lit !
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- ANTIGONE
- Le jardin dormait encore. Je l'ai surpris, nourrice. Je
l'ai vu sans qu'il s'en doute. C'est beau un jardin qui ne pense pas encore
aux hommes.
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- LA NOURRICE
- Tu es sortie. J'ai été à la porte du
fond, tu l'avais laissée entrebâillée.
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- ANTIGONE
- Dans les champs, c'était tout mouillé, et
cela attendait. Tout attendait. Je faisais un bruit énorme toute seule
sur la route et j'étais gênée parce que je savais bien
que ce n'était pas moi qu'on attendait. Alors j'ai enlevé mes
sandales et je me suis glissée dans la campagne sans qu'elle s'en aperçoive...
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- LA NOURRICE
- Il va falloir te laver les pieds avant de te remettre au
lit.
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- ANTIGONE
- Je ne me recoucherai pas ce matin
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- LA NOURRICE
- A quatre heures ! Il n'était pas quatre heures ! Je
me lève pour voir si elle n'était pas découverte. Je
trouve son lit froid et personne dedans.
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- ANTIGONE
- Tu crois que si on se levait comme ça tous les matins,
ce serait tous les matins aussi beau, nourrice, d'être la première
fille dehors ?
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- LA NOURRICE
- La nuit ! C'était la nuit ! Et tu veux me faire croire
que tu as été te promener, menteuse ! D'où viens-tu ?
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- ANTIGONE, a un étrange sourire.
- C'est vrai, c'était encore la nuit. Et il n'y avait
que moi dans toute la campagne à penser que c'était le matin.
C'est merveilleux, nourrice. J'ai cru au jour la première aujourd'hui.
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- LA NOURRICE
- Fais la folle ! Fais la folle ! Je la connais, la chanson.
J'ai été fille avant toi. Et pas commode non plus, mais dure
tête comme toi, non. D'où viens-tu, mauvaise ?
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- ANTIGONE, soudain grave.
- Non. Pas mauvaise.
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- LA NOURRICE
- Tu avais un rendez-vous, hein ? Dis non, peut-être.
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- ANTIGONE, doucement.
- Oui. J'avais un rendez-vous.
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- LA NOURRICE
- Tu as un amoureux ?
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- ANTIGONE, étrangement, après un silence.
- Oui, nourrice, oui, le pauvre. J'ai un amoureux.
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- LA NOURRICE, éclate.
- Ah ! c'est du joli ! c'est du propre ! Toi, la fille d'un
roi ! Donnez-vous du mal ; donnez-vous du mal pour les élever ! Elles
sont toutes les mêmes ! Tu n'étais pourtant pas comme les autres,
toi, à t'attifer toujours devant la glace, à te mettre du rouge
aux lèvres, à chercher à ce qu'on te remarque. Combien
de fois je me suis dit : « Mon Dieu, cette petite, elle n'est pas assez
coquette ! Toujours avec la même robe, et mal peignée. Les garçons
ne verront qu' Ismène avec ses bouclettes et ses rubans et ils me la
laisseront sur les bras. » Hé bien, tu vois, tu étais comme
ta sur, et pire encore, hypocrite ! Qui est-ce ? Un voyou, hein, peut-être
? Un garçon que tu ne peux pas dire à ta famille : « Voilà,
c'est lui que j'aime, je veux l'épouser. » C'est ça, hein,
c'est ça ? Réponds donc, fanfaronne !
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- ANTIGONE, a encore un sourire imperceptible.
- Oui, nourrice.
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- LA NOURRICE
- Et elle dit oui ! Miséricorde ! Je l'ai eue toute gamine ;
j'ai promis à sa pauvre mère que j'en ferais une honnête
fille, et voilà ! Mais ça ne va pas se passer comme ça,
ma petite. Je ne suis que ta nourrice, et tu me traites comme une vieille
bête ; bon ! mais ton oncle, ton oncle Créon saura. je te le promets !
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- ANTIGONE, soudain un peu lasse.
- Oui, nourrice, mon oncle Créon saura. Laisse-moi,
maintenant.
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- LA NOURRICE
- Et tu verras ce qu'il dira quand il apprendra que tu te
lèves la nuit. Et Hémon ? Et ton fiancé ? Car elle est
fiancée ! Elle est fiancée et à quatre heures du matin
elle quitte son lit pour aller courir avec un autre. Et ça vous répond
qu'on la laisse, ça voudrait qu'on ne dise rien. Tu sais ce que je
devrais faire ? Te battre comme lorsque tu étais petite.
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- ANTIGONE
- Nounou, tu ne devrais pas trop crier. Tu ne devrais pas
être trop méchante ce matin.
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- LA NOURRICE
- Pas crier ! Je ne dois pas crier par dessus le marché
! Moi qui avais promis à ta mère... Qu'est-ce qu'elle me dirait,
si elle était là ? « Vieille bête, oui, vieille bête,
qui n'as pas su me la garder pure, ma petite. Toujours à crier, à
faire le chien de garde, à leur tourner autour avec des lainages pour
qu'elles ne prennent pas froid ou des laits de poule pour les rendre fortes
; mais à quatre heures du matin tu dors, vieille bête, tu dors,
toi qui ne peux pas fermer l'oeil, et tu les laisses filer, marmotte, et quand
tu arrives, le lit est froid ! » Voilà ce qu'elle me dira ta mère,
là-haut, quand j'y monterai, et moi j'aurai honte, honte à en
mourir si je n'étais pas déjà morte, et je ne pourrai
que baisser la tête et répondre : « Madame Jocaste, c'est
vrai. »
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- ANTIGONE
- Non, nourrice. Ne pleure plus. Tu pourras regarder maman
bien en face, quand tu iras la retrouver. Et elle te dira : « Bonjour,
nounou, merci pour la petite Antigone. Tu as bien pris soin d'elle. »
Elle sait pourquoi je suis sorti ce matin.
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- LA NOURRICE
- Tu n'as pas d'amoureux ?
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- ANTIGONE
- Non, nounou.
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- LA NOURRICE
- Tu te moques de moi, alors ? Tu vois, je suis trop vieille.
Tu étais ma préférée, malgré ton sale caractère.
Ta sur était plus douce, mais je croyais que c'était toi
qui m'aimais. Si tu m'aimais, tu m'aurais dit la vérité. Pourquoi
ton lit était-il froid quand je suis venu te border ?
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- ANTIGONE
- Ne pleure plus, s'il te plaît, nounou. (Elle l'embrasse)
Allons, ma vieille bonne pomme rouge. Tu sais quand je te frottais pour que
tu brilles ? Ma vieille pomme toute ridée. Ne laisse pas couler tes
larmes dans toutes les petites rigoles, pour des bêtises comme cela
-pour rien. Je suis pure, je n'ai pas d'autre amoureux qu'Hémon, mon
fiancé, je te le jure. Je peux même te jurer, si tu veux, que
je n'aurai jamais d'autre amoureux... Garde tes larmes, garde tes larmes ;
tu en auras peut-être besoin encore, nounou. Quand tu pleures comme
cela, je redeviens petite... Et il ne faut pas que je sois petite ce matin.
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Deuxième partie
Antigone avec sa nounou
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- Entre Ismène
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- ISMÈNE
- Tu es déjà levée ? Je viens de ta chambre.
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- ANTIGONE
- Oui, je suis déjà levée.
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- LA NOURRICE
- Toutes les deux alors !
Toutes les deux vous allez
devenir folles et vous lever avant les servantes ? Vous croyez que c'est bon
d'être debout le matin à jeun, que c'est convenable pour des
princesses ? Vous n'êtes seulement pas couvertes. Vous allez voir que
vous allez encore me prendre mal.
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- ANTIGONE
- Laisse-nous, nourrice. Il ne fait pas froid, je t'assure ;
c'est déjà l'été. Va nous faire du café.
(Elle s'est assise, soudain fatiguée) Je voudrais bien un peu de café,
s'il te plaît, nounou. Cela me ferait du bien.
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- LA NOURRICE
- Ma colombe ! La tête lui tourne d'être sans rien
et je suis là comme une idiote au lieu de lui donner quelque chose
de chaud.
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- Elle sort vite
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- ISMÈNE
- Tu es malade ?
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- ANTIGONE
- Ce n'est rien. Un peu de fatigue. (Elle sourit) C'est parce
que je me suis levée tôt.
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- ISMÈNE
- Moi non plus, je n'ai pas dormi.
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- ANTIGONE, sourit encore.
- Il faut que tu dormes. Tu serais moins belle demain.
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- ISMÈNE
- Ne te moque pas.
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- ANTIGONE
- Je ne me moque pas. Cela me rassure ce matin, que tu sois
belle. Quand j'étais petite, j'étais si malheureuse, tu te souviens ?
Je te barbouillais de terre, je te mettais des vers dans le cou. Une fois,
je t'ai attachée à un arbre et je t'ai coupé tes cheveux,
tes beaux cheveux
(Elle caresse les cheveux d'Ismène) Comme cela
doit être facile de ne pas penser de bêtises avec toutes ces belles
mèches lisses et bien ordonnées autour de la tête !
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- ISMÈNE, soudain.
- Pourquoi parles-tu d'autre chose ?
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- ANTIGONE, doucement, sans cesser de lui caresser les cheveux.
- Je ne parle pas d'autre chose
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- ISMÈNE
- Tu sais, j'ai bien pensé, Antigone.
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- ANTIGONE
- Oui.
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- ISMÈNE
- J'ai bien pensé toute la nuit. Tu es folle.
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- ANTIGONE
- Oui.
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- ISMÈNE
- Nous ne pouvons pas.
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- ANTIGONE, après un silence, de sa petite voix.
- Pourquoi ?
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- ISMÈNE
- Il nous ferait mourir.
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- ANTIGONE
- Bien sûr. A chacun son rôle. Lui, il doit nous
faire mourir, et nous, nous devons aller enterrer notre frère. C'est
comme ça que ça a été distribué. Qu'est-ce
que tu veux que nous y fassions ?
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- ISMÈNE
- Je ne veux pas mourir.
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- ANTIGONE, doucement.
- Moi aussi j'aurais bien voulu ne pas mourir.
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- ISMÈNE
- Ecoute, j'ai bien réfléchi toute la nuit.
Je suis l'aînée. Je réfléchis plus que toi. Toi,
c'est ce qui te passe par la tête tout de suite, et tant pis si c'est
une bêtise. Moi, je suis plus pondérée. Je réfléchis.
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- ANTIGONE
- Il y a des fois où il ne faut pas trop réfléchir.
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- ISMÈNE
- Si, Antigone. D'abord c'est horrible, bien sûr, et
j'ai pitié moi aussi de mon frère, mais je comprends un peu
notre oncle.
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- ANTIGONE
- Moi, je ne veux pas comprendre un peu.
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- ISMÈNE
- Il est le roi, il faut qu'il donne l'exemple.
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- ANTIGONE
- Moi, je ne suis pas le roi. Il ne faut pas que je donne
l'exemple, moi
Ce qui lui passe par la tête, la petite Antigone,
la sale bête, l'entêtée, la mauvaise, et puis on la met
dans un coin ou dans un trou. Et c'est bien fait pour elle. Elle n'avait qu'à
ne pas désobéir.
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- ISMÈNE
- Allez ! Allez !
Tes sourcis joints, ton regard droit
devant toi et te voilà lancée sans écouter personne.
Ecoute-moi. J'ai raison plus souvent que toi.
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- ANTIGONE
- Je ne veux pas avoir raison.
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- ISMÈNE
- Essaie de comprendre au moins !
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- ANTIGONE
- Comprendre
Vous n'avez que ce mot-là dans la
bouche, tous, depuis que je suis toute petite. Il fallait comprendre qu'on
ne peut pas toucher à l'eau, à la belle et fuyante eau froide
parce que cela mouille les dalles, à la terre parce que cela tache
les robes. Il fallait comprendre qu'on ne doit pas manger tout à la
fois, donner tout ce qu'on a dans ses poches au mendiant qu'on rencontre,
courir, courir dans le vent jusqu'à ce qu'on tombe par terre et boire
quand on a chaud et se baigner quand il est trop tôt ou trop tard, mais
pas juste quand on en a envie ! Comprendre. Toujours comprendre. Moi, je ne
veux pas comprendre. Je comprendrai quand je serai vieille. (Elle achève
doucement.) Si je deviens vieille. Pas maintenant.
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- ISMÈNE
- Il est plus fort que nous, Antigone. Il est le roi. Et ils
pensent tous comme lui dans la ville. Ils sont des milliers et des milliers
autour de nous, grouillant dans toutes les rues de Thèbes.
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- ANTIGONE
- Je ne t'écoute pas.
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- ISMÈNE
- Ils nous hueront. Ils nous prendront avec leurs mille bras,
leurs mille visages et leur unique regard. Ils nous cracheront à la
figure. Et il faudra avancer dans leur haine sur la charrette avec leur odeur
et leurs rires jusqu'au supplice. Et là, il y aura les gardes avec
leurs têtes d'imbéciles, congestionnés sur leurs cols
raides, leurs grosses mains lavées, leur regard de buf -qu'on
sent qu'on pourra toujours crier, essayer de leur faire comprendre, qu'ils
vont comme des nègres et qu'ils feront tout ce qu'on leur a dit scrupuleusement,
sans savoir si c'est bien ou mal
Et souffrir ? Il faudra souffrir, sentir
que la douleur monte, qu'elle est arrivée au point où l'on ne
peut plus la supporter ; qu'il faudrait qu'elle s'arrête, mais qu'elle
continue pourtant et monte encore, comme une voix aiguë
Oh ! je
ne peux pas, je ne peux pas
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- ANTIGONE
- Comme tu as bien tout pensé !
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- ISMÈNE
- Toute la nuit. Pas toi ?
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- ANTIGONE
- Si, bien sûr.
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- ISMÈNE
- Moi, tu sais, je ne suis pas très courageuse.
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- ANTIGONE, doucement.
- Moi non plus. Mais qu'est-ce que cela fait ?
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- Il y a un silence, Ismène demande soudain :
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- ISMÈNE
- Tu n'as donc pas envie de vivre, toi ?
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- ANTIGONE, murmure.
- Pas envie de vivre
(Et plus doucement encore, si c'est
possible.) Qui se levait la première, le matin, rien que pour sentir
l'air froid sur sa peau nue ? Qui se couchait la dernière, seulement
quand elle n'en pouvait plus de fatigue, pour vivre encore un peu plus la
nuit ? Qui pleurait déjà toute petite, en pensant qu'il y avait
tant de petites bêtes, tant de brins d'herbe dans le près et
qu'on ne pouvait pas tous les prendre ?
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- ISMÈNE, a un élan soudain vers elle.
- Ma petite sur
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- ANTIGONE, se redresse et crie.
- Ah, non ! Laisse-moi ! Ne me caresse pas ! Ne nous mettons
pas à pleurnicher ensemble, maintenant. Tu as bien réfléchi,
tu dis ? Tu penses que toute la ville hurlante contre toi, tu penses que la
douleur et la peur de mourir c'est assez ?
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- ISMÈNE, baisse la tête.
- Oui
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- ANTIGONE
- Sers-toi de ces prétextes.
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- ISMÈNE, se jette contre elle.
- Antigone ! Je t'en supplie ! C'est bon pour les hommes de
croire aux idées et de mourir pour elles. Toi, tu es une fille.
-
- ANTIGONE, les dents serrées.
- Une fille, oui. Ai-je assez pleuré d'être une
fille !
-
- ISMÈNE
- Ton bonheur est là devant toi et tu n'as qu'à
le prendre. Tu es fiancée, tu es jeune, tu es belle
-
- ANTIGONE, sourdement.
- Non, je ne suis pas belle.
-
- ISMÈNE
- Pas belle comme nous, mais autrement. Tu sais bien que c'est
sur toi que se retournent les petits voyous dans la rue ; que c'est toi que
les petites filles regardent passer, soudain muettes, sans pouvoir te quitter
des yeux jusqu'à ce que tu aies tourné le coin.
-
- ANTIGONE, a un imperceptible sourire.
- Des voyous, des petites filles
-
- ISMÈNE, après un temps.
- Et Hémon, Antigone ?
-
- ANTIGONE, fermée.
- Je parlerai tout à l'heure à Hémon :
Hémon sera tout à l'heure une affaire réglée.
-
- ISMÈNE
- Tu es folle.
-
- ANTIGONE, sourit.
- Tu m'as toujours dit que j'étais folle, pour tout,
depuis toujours. Va te recoucher, Ismène
Il fait jour maintenant,
tu vois, et, de toute façon, je ne pourrai rien faire. Mon frère
mort est maintenant entouré d'une garde exactement comme s'il avait
réussi à se faire roi. Va te recoucher. Tu es toute pâle
de fatigue.
-
- ISMÈNE
- Et toi ?
-
- ANTIGONE
- Je n'ai pas envie de dormir
Mais je te promets que
je ne bougerai pas d'ici avant ton réveil. Nourrice va m'apporter à
manger. Va dormir encore. Le soleil se lève seulement. Tu as les yeux
tout petits de sommeil. Va
-
- ISMÈNE
- Je te convaincrai, n'est-ce pas ? Je te convaincrai ? Tu me
laisseras te parler encore ?
-
- ANTIGONE, un peu lasse.
- Je te laisserai me parler, oui. Je vous laisserai tous me
parler. Va dormir maintenant, je t'en prie. Tu serais moins belle demain.
(Elle la regarde sortir avec un petit sourire triste, puis elle tombe soudain
lasse sur une chaise.) Pauvre Ismène !
-
- LA NOURRICE, entre.
- Tiens, te voilà un bon café et des tartines,
mon pigeon. Mange.
-
- ANTIGONE
- Je n'ai pas très faim, nourrice.
-
- LA NOURRICE
- Je te les ai grillées moi-même et beurrées
comme tu les aimes.
-
- ANTIGONE
- Tu es gentille, nounou. Je vais seulement boire un peu.
-
- LA NOURRICE
- Où as-tu mal ?
-
- ANTIGONE
- Nulle part, nounou. Mais fais-moi tout de même bien
chaud comme lorsque j'étais malade
Nounou plus forte que la fièvre,
nounou plus forte que le cauchemar, plus forte que l'ombre de l'armoire qui
ricane et se transforme d'heure en heure sur le mur, plus forte que les mille
insectes du silence qui rongent quelque chose, quelque part dans la nuit,
plus forte que la nuit elle-même avec son hululement de folle qu'on
n'entend pas ; nounou plus forte que la mort. Donne-moi ta main comme lorsque
tu restais à côté de mon lit.
-
- LA NOURRICE
- Qu'est-ce que tu as, ma petite colombe ?
-
- ANTIGONE
- Rien, nounou. Je suis seulement encore un peu petite pour
tout cela. Mais il n'y a que toi qui dois le savoir.
-
- LA NOURRICE
- Trop petite pourquoi, ma mésange ?
-
- ANTIGONE
- Pour rien, nounou. Et puis, tu es là. Je tiens ta
bonne main rugueuse qui sauve de tout, toujours, je le sais bien. Peut-être
qu'elle va me sauver encore. Tu es si puissante, nounou.
-
- LA NOURRICE
- Qu'est-ce que tu veux que je fasse, ma tourterelle ?
-
- ANTIGONE
- Rien, nounou. Seulement ta main comme cela sur ma joue.
(Elle reste un moment les yeux fermés.) Voilà, je n'ai plus
peur. Ni du méchant ogre, ni du marchand de sable, ni de Taoutaou qui
passe et emmène les enfants
(Un silence encore, elle continue
d'un autre ton.) Nounou, tu sais, Douce, ma chienne
-
- LA NOURRICE
- Oui.
-
- ANTIGONE
- Tu vas me promettre que tu ne la gronderas plus jamais.
-
- LA NOURRICE
- Une bête qui salit tout avec ses pattes ! Ça
ne devrait pas entrer dans les maisons !
-
- ANTIGONE
- Même si elle salit tout. Promets, nourrice.
-
- LA NOURRICE
- Alors il faudra que je la laisse tout abîmer sans
rien dire ?
-
- ANTIGONE
- Oui, nounou.
-
- LA NOURRICE
- Ah ! ça serait un peu fort !
-
- ANTIGONE
- S'il te plaît, nounou. Tu l'aimes bien, Douce, avec
sa bonne grosse tête. Et puis, au fond, tu aimes bien frotter aussi.
Tu serais très malheureuse si tout restait propre toujours. Alors je
te le demande : ne la gronde pas.
-
- LA NOURRICE
- Et si elle pisse sur mes tapis ?
-
- ANTIGONE
- Promets que tu ne la gronderas tout de même pas. Je
t'en prie, dis, je t'en prie, nounou
-
- LA NOURRICE
- Tu profites de ce que tu câlines
C'est bon.
C'est bon. On essuiera sans rien dire. Tu me fais tourner en bourrique.
-
- ANTIGONE
- Et puis, promets-moi aussi que tu lui parleras, que tu lui
parleras souvent.
-
- LA NOURRICE, hausse les épaules
- A-t-on vu ça ? Parler aux bêtes !
-
- ANTIGONE
- Et justement pas comme à une bête. Comme à
une vraie personne, comme tu m'entends faire
-
- LA NOURRICE
- Ah, ça non ! A mon âge, faire l'idiote ! Mais
pourquoi veux-tu que toute la maison lui parle comme toi, à cette bête ?
-
- ANTIGONE, doucement.
- Si moi, pour une raison ou pour une autre, je ne pouvais
plus lui parler
-
- LA NOURRICE, qui ne comprend pas.
- Plus lui parler, plus lui parler ? Pourquoi ?
-
- ANTIGONE, détourne un peu la tête et puis elle
ajoute, la voix dure.
- Et puis, si elle était trop triste, si elle avait
trop l'air d'attendre tout de même, -le nez sous la porte comme lorsque
je suis sortie, -il vaudrait peut-être mieux la faire tuer, nounou,
sans qu'elle ait mal.
-
- LA NOURRICE
- La faire tuer, ma mignonne ? Faire tuer ta chienne ? Mais
tu es folle ce matin !
-
- ANTIGONE
- Non, nounou. (Hémon paraît). Voilà Hémon.
Laisse-nous, nourrice. Et n'oublie pas ce que tu m'as juré.
-
- La nourrice sort.
Troisième partie
Antigone veut s'expliquer avec Hémon
- ANTIGONE, court à Hémon.
- Pardon, Hémon, pour notre dispute d'hier soir et
pour tout. C'est moi qui avais tort. Je te prie de me pardonner.
-
- HÉMON
- Tu sais bien que je t'avais pardonné, à peine
avais-tu claqué la porte. Ton parfum était encore là
et je t'avais déjà pardonné. (Il la tient dans ses bras,
il sourit, il la regarde.) A qui l'avais-tu volé, ce parfum ?
-
- ANTIGONE
- A Ismène.
-
- HÉMON
- Et le rouge à lèvres, la poudre, la belle
robe ?
-
- ANTIGONE
- Aussi
-
- HÉMON
- En quel honneur t'étais-tu faite si belle ?
-
- ANTIGONE
- Je te le dirai. (Elle se serre contre lui un peu plus fort.) Oh ! mon chéri, comme j'ai été bête ! Tout un soir
gaspillé. Un beau soir.
-
- HÉMON
- Nous aurons d'autres soirs, Antigone.
-
-
- ANTIGONE
- Peut-être pas.
-
- HÉMON
- Et d'autres disputes aussi. C'est plein de disputes, un
bonheur.
-
- ANTIGONE
- Un bonheur, oui
Ecoute, Hémon.
-
- HÉMON
- Oui
-
- ANTIGONE
- Ne ris pas ce matin. Sois grave.
-
- HÉMON
- Je suis grave.
-
- ANTIGONE
- Et serre-moi. Plus fort que tu ne m'as jamais serrée.
Que toute ta force s'imprime dans moi.
-
- HÉMON
- Là. De toute ma force.
-
- ANTIGONE, dans un souffle.
- C'est bon. (Ils restent un instant sans rien dire, puis
elle commence doucement.) Ecoute, Hémon.
-
- HÉMON
- Oui.
-
- ANTIGONE
- Je voulais te dire ce matin
Le petit garçon
que nous aurions eu tous les deux
-
- HÉMON
- Oui.
-
- ANTIGONE
- Tu sais, je l'aurais bien défendu contre tout.
-
- HÉMON
- Oui, Antigone.
-
- ANTIGONE
- Oh ! Je l'aurais serré si fort qu'il n'aurait jamais
eu peur, je te le jure. Ni du soir qui vient, ni de l'angoisse du plein soleil
immobile, ni des ombres
Notre petit garçon, Hémon ! Il
aurait eu une maman toute petite et mal peignée -mais plus sûre
que toutes les vraies mères du monde avec leurs vraies poitrines et
leurs grands tabliers. Tu le crois, n'est-ce pas ?
-
- HÉMON
- Oui, mon amour.
-
- ANTIGONE
- Et tu crois aussi, n'est-ce pas, que toi, tu aurais eu une
vraie femme ?
-
- HÉMON, la tient.
- J'ai une vraie femme.
-
- ANTIGONE, crie soudain, blottie contre lui.
- Oh ! tu m'aimais, Hémon, tu m'aimais, tu en es bien
sûr, ce soir-là ?
-
- HÉMON, la berce doucement.
- Quel soir ?
-
- ANTIGONE
- Tu es bien sûr qu'à ce bal où tu es
venu me chercher dans mon coin, tu ne t'es pas trompé de jeune fille ?
Tu es sûr que tu n'as jamais regretté depuis, jamais pensé,
même tout au fond de toi, même une fois, que tu aurais plutôt
dû demander Ismène ?
-
- HÉMON
- Idiote !
-
- ANTIGONE
- Tu m'aimes, n'est-ce pas ? Tu m'aimes comme une femme ? Tes
bras qui me serrent ne mentent pas ? Tes grandes mains posées sur mon
dos ne mentent pas, ni ton odeur, ni ce bon chaud, ni cette grande confiance
qui m'inonde quand j'ai la tête au creux de ton cou ?
-
- HÉMON
- Oui, Antigone, je t'aime comme une femme.
-
- ANTIGONE
- Je suis noire et maigre. Ismène est rose et dorée
comme un fruit.
-
- HÉMON, murmure.
- Antigone
-
- ANTIGONE
- Oh ! Je suis toute rouge de honte. Mais il faut que je sache
ce matin. Dis la vérité. je t'en prie. Quand tu penses que je
serai à toi, est-ce que tu sens au milieu de toi comme un grand trou
qui se creuse, comme quelque chose qui meurt ?
-
- HÉMON
- Oui, Antigone.
-
- ANTIGONE, dans un souffle, après un temps.
- Moi, je sens comme cela. Et je voulais te dire que j'aurais
été très fière d'être ta femme, ta vraie
femme, sur qui tu aurais posé ta main, le soir, en t'asseyant, sans
penser, comme sur une chose bien à toi. (Elle s'est détachée
de lui, elle a pris un autre ton.) Voilà. Maintenant, je vais te dire
encore deux choses. Et quand je les aurais dites, il faudra que tu sortes
sans me questionner. Même si elles te paraissent extraordinaires, même
si elles te font de la peine. Jure-le-moi.
-
- HÉMON
- Qu'est-ce que tu vas me dire encore ?
-
- ANTIGONE
- Jure-moi d'abord que tu sortiras sans rien me dire. Sans
même me regarder. Si tu m'aimes, jure-le-moi. (Elle le regarde avec
son pauvre visage bouleversé.) Tu vois comme je te le demande, jure-le-moi,
s'il te plaît, Hémon
C'est la dernière folie que
tu auras à me passer.
-
- HÉMON
- Je te le jure.
-
- ANTIGONE
- Merci. Alors, voilà. Hier. d'abord. Tu me demandais
tout à l'heure pourquoi j'étais venue avec une robe d'Ismène,
ce parfum et ce rouge à lèvres. J'étais bête. Je
n'étais pas très sûre que tu me désires vraiment
et j'avais fait tout cela pour être un peu plus comme les autres filles,
pour te donner envie de moi.
-
- HÉMON
- C'était pour cela ?
-
- ANTIGONE
- Oui. Et tu as ri, et nous nous sommes disputés et
mon mauvais caractère a été le plus fort, je me suis
sauvée. (Elle ajoute plus bas.) Mais j'étais venue chez toi
pour que tu me prennes hier soir, pour que je sois ta femme avant. (Il recule,
il va parler, elle crie.) Tu m'as juré de ne pas me demander pourquoi.
Tu m'as juré, Hémon ! (Elle dit plus bas, humblement.) Je t'en
supplie
(Et elle ajoute, se détournant, dure.) D'ailleurs, je
vais te dire. Je voulais être ta femme quand même parce que je
t'aime comme cela, moi, très fort, et que -je vais te faire de la peine,
ô mon chéri, pardon !- que jamais, jamais, je ne pourrai t'épouser.
(Il est resté muet de stupeur, elle court à la fenêtre,
elle crie.) Hémon, tu me l'as juré ! Sors. Sors tout de suite
sans rien dire. Si tu parles, si tu fais un seul pas vers moi, je me jette
par cette fenêtre. Je te le jure, Hémon. Je te le jure sur la
tête du petit garçon que nous avons eu tous les deux en rêve,
du seul petit garçon que j'aurai jamais. Pars maintenant, pars vite.
Tu sauras demain. Tu sauras tout à l'heure. (Elle achève avec
un tel désespoir qu'Hémon obéit et s'éloigne.)
S'il te plaît, pars, Hémon. C'est tout ce que tu peux faire encore
pour moi, si tu m'aimes. (Il est sorti. Elle reste sans bouger, le dos à
la salle, puis elle referme la fenêtre, elle vient s'asseoir sur une
petite chaise au milieu de la scène, et dit doucement, comme étrangement
apaisée.) Voilà. C'est fini pour Hémon, Antigone.
Quatrième partie
Ismène veut convaincre Antigone
- ISMÈNE, est entrée, appelant.
Antigone !
Ah !, tu es là !
- ANTIGONE, sans bouger.
- Oui, je suis là.
-
- ISMÈNE.
- Je ne peux pas dormir. J'avais peur que tu sortes, et que
tu tentes de l'enterrer malgré le jour. Antigone, ma petite sur,
nous sommes tous là, autour de toi, Hémon, nounou et moi, et
Douce, ta chienne Nous t'aimons et nous sommes vivants, nous, nous avons besoin
de toi. Polynice est mort et il ne t'aimait pas. Il a toujours été
un étranger pour nous, un mauvais frère. Oublie-le, Antigone,
comme il nous avait oubliées. Laisse son ombre dure errer éternellement
sans sépulture, puisque c'est la loi de Créon. Ne tente pas
ce qui est au-dessus de tes forces. Tu braves tout toujours, mais tu es toute
petite, Antigone. Reste avec nous, ne va pas là-bas cette nuit, je
t'en supplie.
Cinquième partie
L'aveu triomphant d'Antigone
- ANTIGONE, s'est levée, un étrange petit sourire
sur les lèvres, elle va vers la porte et du seuil, doucement, elle
dit.
- C'est trop tard. Ce matin, quand tu m'as rencontrée,
j'en venais.
-
- Elle est sortie. Ismène la suit avec un cri :
-
- ISMÈNE
-
Antigone !
Sixième partie
Créon et Jonas, le garde
Dès qu'Ismène est sortie, Créon entre
par une autre porte avec son page.
CRÉON
Un garde, dis-tu ? Un de ceux qui gardent le cadavre ? Fais-le
entrer.
Le garde entre. C'est une brute. Pour le moment, il est
vert de peur.
LE GARDE, se présente, au garde à vous.
Garde Jonas, de la Deuxième Compagnie.
CRÉON
Qu'est-ce que tu veux ?
LE GARDE
Voilà, chef. On a tiré au sort pour savoir
celui qui viendrait. Et le sort est tombé sur moi. Alors, voilà,
chef. Je suis venu parce qu'on a pensé qu'il valait mieux qu'il n'y
en ait qu'un qui explique, et puis parce qu'on ne pouvait pas abandonner le
poste tous les trois. On est les trois du piquet de garde, chef, autour du
cadavre.
CRÉON
Qu'as-tu à me dire ?
LE GARDE
On est trois, chef. Je ne suis pas tout seul. Les autres,
c'est Durand et le garde de première classe Boudousse.
CRÉON
Pourquoi n'est-ce pas le première classe qui est
venu ?
LE GARDE
N'est-ce pas, chef ? Je l'ai dit tout de suite, moi. C'est
le première classe qui doit y aller. Quand il n'y a pas de gradé,
c'est le première classe qui est responsable. Mais les autres, ils
ont dit non et ils ont voulu tirer au sort. Faut-il que j'aille chercher le
première classe, chef ?
CRÉON
Non. Parle, toi, puisque tu es là.
LE GARDE
J'ai dix-sept ans de service. Je suis engagé volontaire,
la médaille, deux citations. Je suis bien noté, chef. Moi, je
suis "service". Je ne connais que ce qui est commandé. Mes supérieurs,
ils disent toujours : « Avec Jonas, on est tranquille. »
CRÉON
C'est bon. Parle. De quoi as-tu peur ?
LE GARDE
Régulièrement, ça aurait dû être
le première classe. Moi, je suis proposé première classe,
mais je ne suis pas encore promu. Je devais être promu en juin.
CRÉON
Vas-tu parler, enfin ? S'il est arrivé quelque chose,
vous êtes tous les trois responsables. Ne cherche plus qui devrait être
là.
LE GARDE
Hé bien, voilà, chef : le cadavre
On
a veilllé, pourtant ! On avait la relève de deux heures, la
plus dure. Vous savez ce que c'est, au moment où la nuit va finir.
Ce plomb entre les yeux, la nuque qui tire, et puis toutes ces ombres qui
bougent et le brouillard du petit matin qui se lève
Ah ! ils
ont bien choisi leur heure !
On était là, on parlait,
on battait la semelle
On ne dormait pas, chef, ça, on peut vous
le jurer tous les trois qu'on ne dormait pas ! D'ailleurs, avec le froid qu'il
faisait
Tout d'un coup, moi je regarde le cadavre
On était
à deux pas, mais moi je le regardais de temps en temps tout de même
Je suis comme ça, moi, chef, je suis méticuleux. C'est pour
ça que mes supérieurs, ils disent : « Avec Jonas
» (Un geste de Créon l'arrête, il crie soudain.) C'est moi
qui l'ai vu le premier, chef ! Les autres vous le diront, c'est moi qui ai
donné le premier l'alarme.
CRÉON
L'alarme ? Pourquoi ?
LE GARDE
Le cadavre, chef. Quelqu'un l'avait recouvert. Oh ! pas grand-chose.
Ils n'avaient pas eu le temps, avec nous à côté. Seulement
un peu de terre
Mais assez tout de même pour le cacher aux vautours.
CRÉON, va à lui.
Tu es sûr que ce n'est pas une bête en grattant ?
LE GARDE
Non, chef. On a d'abord espéré ça,
nous aussi. Mais la terre était jetée sur lui. Selon les rites.
C'est quelqu'un qui savait ce qu'il faisait.
CRÉON
Qui a osé ? Qui a été assez fou pour
braver ma loi ? As-tu relevé des traces ?
LE GARDE
Rien, chef. Rien qu'un pas plus léger qu'un passage
d'oiseau. Après, en cherchant mieux, le garde Durand a trouvé
plus loin une pelle, une petite pelle d'enfant toute vieille, toute rouillée.
On a pensé que ça ne pouvait pas être un enfant qui avait
fait le coup. Le première classe l'a gardée tout de même
pour l'enquête.
CRÉON, rêve un peu.
Un enfant
L'opposition brisée qui sourd et mine
déjà partout. Les amis de Polynice avec leur or bloqué
dans Thèbes, les chefs de la plèbe puant l'ail, soudainement
alliés aux princes, et les prêtres essayant de pêcher quelque
chose au milieu de tout cela... Un enfant ! Ils ont dû penser que ce
serait plus touchant. Je le vois d'ici, leur enfant, avec sa gueule de tueur
appointé et la petite pelle soigneusement enveloppée dans du
papier sous sa veste. A moins qu'ils n'aient dressé un vrai enfant,
avec des phrases
Une innocence inestimable pour le parti. Un vrai petit
garçon pâle qui crachera devant mes fusils. Un précieux
sang bien frais sur mes mains, double aubaine. (Il va à l'homme.) Mais
ils ont des complices, et dans ma garde, peut-être. Ecoute bien, toi
LE GARDE
Chef, on a fait tout ce qu'on devait faire ! Durand s'est
assis une demi-heure parce qu'il avait mal aux pieds, mais moi, chef, je
suis resté tout le temps debout. Le première classe vous le
dira.
CRÉON
A qui avez-vous déjà parlé de cette
affaire ?
LE GARDE
A personne, chef. On a tout de suite tiré au sort,
et je suis venu.
CRÉON
Ecoute bien. Votre garde est doublée. Renvoyez la
relève. Voilà l'ordre. Je ne veux que vous près du cadavre.
Et pas un mot. Vous êtes tous coupables d'une négligence, vous
serez punis de toute façon, mais si tu parles, si le bruit court dans
la ville qu'on a recouvert le cadavre de Polynice, vous mourrez tous les trois.
LE GARDE, gueule.
On n'a pas parlé, chef, je vous le jure ! Mais, moi,
j'étais ici, et peut-être que les autres, ils l'ont déjà
dit à la relève
(Il sue à grosses gouttes, il bafouille.)
Chef, j'ai deux enfants,. Il y en a un qui est tout petit. Vous témoignerez
pour moi que j'étais ici, chef, devant le conseil de guerre. J'étais
ici, moi, avec vous ! J'ai un témoin ! Si on a parlé, ça
sera les autres, ça ne sera pas moi ! J'ai un témoin, moi !
CRÉON
Va vite. Si personne ne sait, tu vivras. (Le garde sort
en courant. Créon reste un instant muet. Soudain, il murmure.) Un enfant
(Il a pris le petit page par l'épaule.) Viens, petit. Il faut que nous
allions raconter tout cela maintenant
Et puis, la jolie besogne commencera.
Tu mourrais, toi, pour moi ? Tu crois que tu irais avec ta petite pelle ? (Le
petit le regarde. Il sort avec lui, lui caressant la tête.) Oui, bien
sûr, tu irais tout de suite, toi aussi
(On l'entend soupirer encore
en sortant.) Un enfant
Septième partie
Le chur
Ils sont sortis. Le chur entre.
LE CHUR
Et voilà. Maintenant, le ressort est bandé.
Cela n'a plus qu'à se dérouler tout seul. C'est cela qui est
commode dans la tragédie. On donne le petit coup de pouce pour que
cela démarre, rien, un regard pendant une seconde à une fille
qui passe et lève les bras dans la rue, une envie d'honneur un beau
matin, au réveil, comme de quelque chose qui se mange, une question
de trop que l'on se pose un soir
C'est tout. Après, on n'a plus
qu'à laisser faire. On est tranquille. Cela roule tout seul. C'est
minutieux, bien huilé depuis toujours. La mort, la trahison, le désespoir
sont là, tout prêts, et les éclats, et les orages, et
les silences, tous les silences : le silence quand le bras du bourreau se lève
à la fin, le silence au commencement quand les deux amants sont nus
l'un en face de l'autre pour la première fois, sans oser bouger tout
de suite, dans la chambre sombre, le silence quand les cris de la foule éclatent
autour du vainqueur -et on dirait un film dont le son s'est enrayé,
toutes ces bouches ouvertes dont il ne sort rien, toute cette clameur qui
n'est qu'une image, et le vainqueur, déjà vaincu, seul au milieu
de son silence
C'est propre, la tragédie. C'est reposant, c'est
sûr
Dans le drame, avec ces traîtres, avec ces méchants
acharnés, cette innocence persécutée, ces vengeurs, ces
terre-neuve, ces lueurs d'espoir, cela devient épouvantable de mourir,
comme un accident. On aurait peut-être pu se sauver, le bon jeune homme
aurait peut-être pu arriver à temps avec les gendarmes. Dans
la tragédie, on est tranquille. D'abord, on est entre soi. On est tous
innocents, en somme ! Ce n'est pas parce qu'il y en a un qui tue et l'autre
qui est tué. C'est une question de distribution. Et puis, surtout,
c'est reposant, la tragédie, parce qu'on sait qu'il n'y a plus d'espoir,
le sale espoir ; qu'on est pris, qu'on est enfin pris comme un rat, avec tout
le ciel sur son dos, et qu'on n'a plus qu'à crier, - pas à gémir,
non, pas à se plaindre, - à gueuler à pleine voix ce qu'on
avait à dire, qu'on n'avait jamais dit et qu'on ne savait peut-être
même pas encore. Et pour rien : pour se le dire à soi, pour l'apprendre,
soi. Dans le drame, on se débat parce qu'on espère en sortir.
C'est ignoble, c'est utilitaire. Là, c'est gratuit. C'est pour les
rois. Et il n'y a plus rien à tenter, enfin.!
Fin du premier tableau
Huitième partie
Le chur
Antigone est entrée, poussée par les gardes.
LE CHUR
Alors, voilà, cela commence. La petite Antigone est
prise. La petite Antigone va pouvoir être elle-même pour la première
fois.
Le chur disparaît, tandis que les gardes poussent
Antigone en scène.
LE GARDE, qui a repris tout son aplomb.
Allez, allez, pas d'histoires ! Vous vous expliquerez devant
le chef. Moi, je ne connais que la consigne. Ce que vous aviez à faire
là, je ne veux pas le savoir. Tout le monde a des escuses, tout le
monde a quelque chose à objecter. S'il fallait écouter les gens,
s'il fallait essayer de comprendre, on serait propres. Allez, allez ! Tenez-la,
vous autres, et pas d'histoires ! Moi, ce qu'elle a à dire, je ne veux
pas le savoir !
ANTIGONE
Dis-leur de me lâcher, avec leurs sales mains, ils
me font mal.
LE GARDE
Leurs sales mains ? Vous pourriez être polie, Mademoiselle
Moi, je suis poli.
ANTIGONE
Dis-leur de me lâcher. Je suis la fille d'dipe,
je suis Antigone. Je ne me sauverai pas.
LE GARDE
La fille d'dipe, oui ! Les putains qu'on ramasse à
la garde de nuit, elles disent aussi de se méfier, qu'elles sont la
bonne amie du préfet de police !
Ils rigolent.
ANTIGONE
Je veux bien mourir, mais pas qu'ils me touchent !
LE GARDE
Et les cadavres, dis, et la terre, ça ne te fait
pas peur à toucher ? Tu dis « leurs sales mains » ! Regarde
un peu les tiennes.
Antigone regarde ses mains tenues par les menottes avec
un petit sourire. Elles sont pleines de terre.
LE GARDE
On te l'avait prise, ta pelle ? Il a fallu que tu refasses
ça avec tes ongles, la deuxième fois ? Ah ! cette audace. Je tourne
le dos une seconde, je te demande une chique, et allez, le temps de me la
caler dans la joue, le temps de dire merci, elle était là, à
gratter comme une petite hyène. Et en plein jour ! Et c'est qu'elle
se débattait, cette garce, quand j'ai voulu la prendre ! C'est qu'elle
voulait me sauter aux yeux ! Elle criait qu'il fallait qu'elle finisse
C'est une folle, oui !
LE DEUXIÈME GARDE
J'en ai arrêté une autre, de folle, l'autre
jour. Elle montrait son cul aux gens
LE GARDE
Dis, Boudousse, qu'est-ce qu'on va se payer comme gueuleton
tous les trois, pour fêter ça !
LE DEUXIÈME GARDE
Chez la Tordue. Il est bon, son rouge.
LE TROISIÈME GARDE
On a quartier libre, dimanche. Si on emmenait les femmes ?
LE GARDE
Non, entre nous qu'on rigole
Avec les femmes, il y
a toujours des histoires, et puis les moutards qui veulent pisser. Ah ! dis,
Boudousse, tout à l'heure, on ne croyait pas qu'on aurait envie de
rigoler comme ça, nous autres !
LE DEUXIÈME GARDE
Ils vont peut-être nous donner une récompense.
LE GARDE
Ça se peut, si c'est important.
LE DEUXIÈME GARDE
Flanchard, de la Troisième, quand il a mis la main
sur l'incendiaire, le mois dernier, il a eu le mois double.
LE TROISIÈME GARDE
Ah, dis donc ! Si on a le mois double, je propose : au lieu
d'aller chez la Tordue, on va au Palais arabe.
LE GARDE
Pour boire ? T'es pas fou ? Ils te vendent la bouteille le
double au Palais. Pour monter, d'accord. Ecoutez-moi, je vais vous dire : on
va d'abord chez la Tordue, on se les cale comme il faut et après on
va au Palais. Dis, Boudousse, tu te rappelles la grosse, du palais ?
LE DEUXIÈME GARDE
Ah ! ce que t'étais saoul, toi, ce jour-là !
LE TROISIÈME GARDE
Mais nos femmes, si on a le mois double, elles le sauront.
Si ça se trouve, on sera peut-être publiquement félicités.
LE GARDE
Alors, on verra. La rigolade c'est autre chose. S'il y a
une cérémonie dans la cour de la caserne, comme pour les décorations,
les femmes viendront aussi, et les gosses. Et alors on ira tous chez la Tordue.
LE DEUXIÈME GARDE
Oui, mais il faudra lui commander le menu d'avance.
ANTIGONE, demande d'une petite voix.
Je voudrais m'asseoir un peu, s'il vous plaît.
LE GARDE, après un temps de réflexion.
C'est bon, qu'elle s'asseye. Mais ne la lâchez pas,
vous autres.
Neuvième partie
Créon les rejoint
Créon entre, le garde gueule aussitôt.
LE GARDE
Garde à vous !
CRÉON, s'est arrêté, surpris.
Lâchez cette jeune fille. Qu'est-ce que c'est ?
LE GARDE
C'est le piquet de garde, chef. On est venu avec les camarades.
CRÉON
Qui garde le corps ?
LE GARDE
On a appelé la relève, chef.
CRÉON
Je t'avais dit de la renvoyer ! Je t'avais dit de ne rien
dire.
LE GARDE
On n'a rien dit, chef. Mais comme on a arrêté
celle-là, on a pensé qu'il fallait qu'on vienne. Et cette fois
on n'a pas tiré au sort. On a préféré venir tous
les trois.
CRÉON
Imbéciles ! (A Antigone.) Où t'ont-ils arrêtée ?
LE GARDE
Près du cadavre, chef.
CRÉON
Qu'allais-tu faire près du cadavre de ton frère ?
Tu savais que j'avais interdit de l'approcher.
LE GARDE
Ce qu'elle faisait, chef ? C'est pour ça qu'on vous
l'amène. Elle grattait la terre avec ses mains. Elle était en
train de le recouvrir encore une fois.
CRÉON
Sais-tu bien ce que tu es en train de dire, toi ?
LE GARDE
Chef, vous pouvez demander aux autres. On avait dégagé
le corps à mon retour ; mais avec le soleil qui chauffait, comme il
commençait à sentir, on s'est mis sur une petite hauteur, pas
loin, pour être dans le vent. On se disait qu'en plein jour on ne risquait
rien. Pourtant, on avait décidé, pour être plus sûrs,
qu'il y en aurait toujours un de nous trois qui le regarderait. Mais à
midi, en plein soleil, et puis avec l'odeur qui montait depuis que le vent
était tombé, c'était comme un coup de massue. J'avais
beau écarquiller les yeux, ça tremblait comme de la gélatine,
je voyais plus. Je vais au camarade lui demander une chique, pour passer ça
Le temps que je me la cale à la joue, chef, le temps que je lui dise
merci, je me retourne : elle était là à gratter avec ses
mains. En plein jour ! Elle devait bien penser qu'on ne pouvait pas ne pas
la voir. Et quand elle a vu que je lui courais dessus, vous croyez qu'elle
s'est arrêtée, qu'elle a essayé de se sauver, peut-être ?
Non. Elle a continué de toutes ses forces aussi vite qu'elle pouvait,
comme si elle ne me voyait pas arriver. Et quand je l'ai empoignée,
elle se débattait comme une diablesse, elle voulait continuer encore,
elle me criait de la laisser, que le corps n'était pas encore tout
à fait recouvert
CRÉON, à Antigone.
C'est vrai ?
ANTIGONE
Oui, c'est vrai.
LE GARDE
On a découvert le corps, comme de juste, et puis
on a passé la relève, sans parler de rien, et on est venu vous
l'amener, chef. Voilà.
CRÉON
Et cette nuit, la première fois, c'était toi
aussi ?
ANTIGONE
Oui. C'était moi. Avec une petite pelle de fer qui
nous servait à faire des châteaux de sable sur la plage, pendant
les vacances. C'était justement la pelle de Polynice. Il avait gravé
son nom au couteau sur le manche. C'est pour cela que je l'ai laissée
près de lui. Mais ils l'ont prise. Alors la seconde fois, j'ai dû
recommencer avec mes mains.
LE GARDE
On aurait dit une petite bête qui grattait. Même
qu'au premier coup d'il, avec l'air chaud qui tremblait, le camarade
dit : « Mais non, c'est une bête. » « Penses-tu, je lui
dis, c'est trop fin pour une bête. C'est une fille. »
CRÉON
C'est bien. On vous demandera peut-être un rapport
tout à l'heure. Pour le moment, laissez-moi seul avec elle. Conduis
ces hommes à côté, petit. Et qu'ils restent au secret
jusqu'à ce que je revienne les voir.
LE GARDE
Faut-il lui remettre les menottes, chef ?
CRÉON
Non.
Les gardes sont sortis, précédés par
le petit page.
-
Dixième partie
Créon et Antigone seuls
Créon et Antigone sont seuls l'un en face de l'autre.
-
- CRÉON
- Avais-tu parlé de ton projet à quelqu'un ?
-
- ANTIGONE
- Non.
-
- CRÉON
- As-tu rencontré quelqu'un sur ta route ?
-
- ANTIGONE
- Non, personne.
-
- CRÉON
- Tu es bien sûre ?
-
- ANTIGONE
- Oui.
-
- CRÉON
- Alors, écoute : tu vas rentrer chez toi, te coucher,
dire que tu es malade, que tu n'es pas sortie depuis hier. Ta nourrice dira
comme toi. Je ferai disparaître ces trois hommes.
Onzième partie
Créon et Antigone s'affrontent
- ANTIGONE
- Pourquoi ? Puisque vous savez bien que je recommencerai.
-
- Un silence. Ils se regardent.
-
- CRÉON
- Pourquoi as-tu tenté d'enterrer ton frère ?
-
- ANTIGONE
- Je le devais.
-
- CRÉON
- Je l'avais interdit.
-
- ANTIGONE, doucement.
- Je le devais tout de même. Ceux qu'on n'enterre pas
errent éternellement sans jamais trouver de repos. Si mon frère
vivant était rentré harassé d'une longue chasse, je lui
aurais enlevé ses chaussures, je lui aurais fait à manger, je
lui aurais préparé son lit
Polynice aujourd'hui a achevé
sa chasse. Il rentre à la maison où mon père et ma mère,
et Etéocle aussi, l'attendent. Il a droit au repos.
-
- CRÉON
- C'était un révolté et un traître,
tu le savais.
-
- ANTIGONE
- C'était mon frère.
-
- CRÉON
- Tu avais entendu proclamer l'édit aux carrefours,
tu avais lu l'affiche sur tous les murs de la ville ?
-
- ANTIGONE
- Oui.
-
- CRÉON
- Tu savais le sort qui était promis à celui,
quel qu'il soit, qui oserait lui rendre les honneurs funèbres ?
-
- ANTIGONE
- Oui, je le savais.
-
- CRÉON
- Tu as peut-être cru que d'être la fille d'dipe,
la fille de l'orgueil d'dipe, c'était assez pour être au-dessus
de la loi.
-
- ANTIGONE
- Non. Je n'ai pas cru cela.
-
- CRÉON
- La loi est d'abord faite pour toi, Antigone, la loi est
d'abord faite pour les filles des rois !
-
- ANTIGONE
- Si j'avais été une servante en train de faire
sa vaisselle, quand j'ai entendu lire l'édit, j'aurais essuyé
l'eau grasse de mes bras et je serais sortie avec mon tablier pour aller enterrer
mon frère.
-
- CRÉON
- Ce n'est pas vrai. Si tu avais été une servante,
tu n'aurais pas douté que tu allais mourir et tu serais restée
à pleurer ton frère chez toi. Seulement tu as pensé que
tu étais de race royale, ma nièce et la fiancée de mon
fils, et que, quoi qu'il arrive, je n'oserais pas te faire mourir.
-
- ANTIGONE
- Vous vous trompez. J'étais certaine que vous me feriez
mourir au contraire.
-
- CRÉON, la regarde et murmure soudain.
- L'orgueil d'dipe. Tu es l'orgueil d'dipe. Oui,
maintenant que je l'ai trouvé au fond de tes yeux, je te crois. Tu
as dû penser que je te ferais mourir. Et cela te paraissait un dénouement
tout naturel pour toi, orgueilleuse ! Pour ton père non plus -je ne
dis pas le bonheur, il n'en était pas queston- le malheur humain, c'était
trop peu. L'humain vous gêne aux entournures de la famille. Il vous
faut un tête à tête avec le destin et la mort. Et tuer
votre père et coucher avec votre mère et apprendre tout cela
après, avidement, mot par mot. Quel breuvage, hein, les mots qui vous
condamnent ? Et comme on les boit goulûment quand on s'appelle dipe,
ou Antigone. Et le plus simple, après, c'est encore de se crever les
yeux et d'aller mendier avec ses enfants sur les routes
Hé bien,
non. Ces temps sont révolus pour Thèbes. Thèbes a doit
maintenant à un prince sans histoire. Moi, je m'appelle seulement Créon,
Dieu merci. J'ai mes deux pieds par terre, mes deux mains enfoncées
dans mes poches, et, puisque je suis roi, j'ai résolu, avec moins d'ambition
que ton père, de m'employer tout simplement à rendre l'ordre
de ce monde un peu moins absurde, si c'est possible. Ce n'est même pas
une aventure, c'est un métier pour tous les jours et pas toujours drôle,
comme tous les métiers. Mais puisque je suis là pour le faire,
je vais le faire
Et si demain un messager crasseux dévale du
fond des montagnes pour m'annoncer qu'il n'est pas très sûr non
plus de ma naissance, je le prierai tout simplement de s'en retourner d'où
il vient et je ne m'en irai pas pour si peu regarder ta tante sous le nez
et me mettre à confronter les dates. Les rois ont autre chose à
faire que du pathétique personnel, ma petite fille. (Il a été
à elle, il lui prend le bras.) Alors, écoute-moi bien. Tu es
Antigone, tu es la fille d'dipe, soit, mais tu as vingt ans et il n'y
a pas longtemps encore tout cela se serait réglé par du pain
sec et une paire de giffles. (Il la regarde, souriant.) Te faire mourir ! Tu
ne t'es pas regardée, moineau ! Tu es trop maigre. Grossis un peu, plutôt,
pour faire un gros garçon à Hémon. Thèbes en a
besoin plus que de ta mort, je te l'assure. Tu vas rentrer chez toi tout de
suite, faire ce que je t'ai dit et te taire. Je me charge du silence des autres.
Allez, va ! Et ne me foudroie pas comme cela du regard. Tu me prends pour une
brute, c'est entendu, et tu dois penser que je suis décidément
bien prosaïque. Mais je t'aime bien tout de même, avec ton sale
caractère. N'oublie pas que c'est moi qui t'ai fait cadeau de ta première
poupée, il n'y a pas si longtemps.
-
- Antigone ne répond pas. Elle va sortir. Il l'arrête.
-
- CRÉON
- Antigone ! C'est par cette porte qu'on regagne ta chambre.
Où t'en vas-tu par là ?
-
- ANTIGONE, s'est arrêtée, elle lui répond
doucement, sans forfanterie.
- Vous le savez bien
-
- Un silence. Ils se regardent encore debout l'un en face
de l'autre.
-
- CRÉON, murmure, comme pour lui.
- Quel jeu joues-tu ?
-
- ANTIGONE
- Je ne joue pas.
-
- CRÉON
- Tu ne comprends donc pas que si quelqu'un d'autre que ces
trois brutes sait tout à l'heure ce que tu as tenté de faire,
je serai obligé de te faire mourir ? Si tu te tais maintenant, si tu
renonces à cette folie, j'ai une chance de te sauver, mais je ne l'aurai
plus dans cinq minutes. Le comprends-tu ?
-
- ANTIGONE
- Il faut que j'aille enterrer mon frère que ces hommes
ont découvert.
-
- CRÉON
- Tu irais refaire ce geste absurde ? Il y a une autre garde
autour du corps de Polynice et, même si tu parviens à le recouvrir
encore, on dégagera son cadavre, tu le sais bien. Que peux-tu donc
sinon t'ensanglanter encore les ongles et te faire prendre ?
-
- ANTIGONE
- Rien d'autre que cela, je le sais. Mais cela, du moins,
je le peux. Et il faut faire ce que l'on peut.
-
- CRÉON
- Tu y crois donc vraiment ,toi, à cet enterrement
dans les règles ? A cette ombre de ton frère condamnée
à errer toujours si on ne jette pas sur le cadavre un petit peu de
terre avec la formule du prêtre ? Tu leur a déjà entendu
la réciter, aux prêtres de Thèbes, la formule ? Tu as vu
ces pauvres têtes d'employés fatigués écourtant
les gestes, avalant les mots, bâclant ce mort pour en prendre un autre
avant le repas de midi ?
-
- ANTIGONE
- Oui, je les ai vus.
-
- CRÉON
- Est-ce que tu n'as jamais pensé alors que si c'était
un être que tu aimais vraiment, qui était là, couché
dans cette boîte, tu te mettrais à hurler tout d'un coup ? A leur
crier de se taire, de s'en aller ?
-
- ANTIGONE
- Si, je l'ai pensé.
-
- CRÉON
- Et tu risques la mort maintenant parce que j'ai refusé
à ton frère ce passeport dérisoire, ce bredouillage en
série sur sa dépouille, cette pantomime dont tu aurais été
la première à avoir honte et mal si on l'avait jouée.
C'est absurde !
-
- ANTIGONE
- Oui, c'est absurde.
-
- CRÉON
- Pourquoi fais-tu ce geste, alors ? Pour les autres, pour
ceux qui y croient ? Pour les dresser contre moi ?
-
- ANTIGONE
- Non.
-
- CRÉON
- Ni pour les autres, ni pour ton frère ? Pour qui alors ?
-
- ANTIGONE
- Pour personne. Pour moi.
-
- CRÉON, la regarde en silence.
- Tu as donc bien envie de mourir ? Tu as l'air d'un petit
gibier pris.
-
- ANTIGONE
- Ne vous attendrissez pas sur moi. Faites comme moi. Faites
ce que vous avez à faire. Mais si vous êtes un être humain,
faites-le vite. Voilà tout ce que je vous demande. Je n'aurai pas du
courage éternellement, c'est vrai.
-
- CRÉON, se rapproche.
- Je veux te sauver, Antigone.
-
- ANTIGONE
- Vous êtes le roi, vous pouvez tout, mais cela, vous
ne le pouvez pas.
-
- CRÉON
- Tu crois ?
-
- ANTIGONE
- Ni me sauver, ni me contraindre.
-
- CRÉON
- Orgueilleuse ! Petite dipe !
-
- ANTIGONE
- Vous pouvez seulement me faire mourir.
-
- CRÉON
- Et si je te fais torturer ?
-
- ANTIGONE
- Pourquoi ? Pour que je pleure, que je demande grâce,
pour que je jure tout ce qu'on voudra, et que je recommence après,
quand je n'aurai plus mal ?
-
- CRÉON, lui serre le bras.
- Ecoute-moi bien. J'ai le mauvais rôle, c'est entendu,
et tu as le bon. Et tu le sens. Mais n'en profite tout de même pas trop,
petite peste
Si j'étais une bonne brute ordinaire de tyran, il
y aurait déjà longtemps qu'on t'aurait arraché la langue,
tiré les membres aux tenailles, ou jeté dans un trou. Mais tu
vois dans mes yeux quelque chose qui hésite, tu vois que je te laisse
parler au lieu d'appeler mes soldats ; alors, tu nargues, tu attaques tant
que tu peux. Où veux-tu en venir, petite furie ?
-
- ANTIGONE
- Lâchez-moi. Vous me faites mal au bras avec votre
main.
-
- CRÉON, qui serre plus fort.
- Non. Moi, je suis le plus fort comme cela, j'en profite
aussi.
-
- ANTIGONE, pousse un petit cri.
- Aïe !
-
- CRÉON, dont les yeux rient.
- C'est peut-être ce que je devrais faire après
tout, tout simplement, te tordre le poignet, te tirer les cheveux comme on
fait aux filles dans les jeux. (Il la regarde encore. Il redevient grave.
Il lui dit tout près.) Je suis ton oncle, c'est entendu, mais nous
ne sommes pas tendres les uns pour les autres, dans la famille. Cela ne te
semble pas drôle, tout de même, ce roi bafoué qui t'écoute,
ce vieil homme qui peut tout et qui en a vu tuer d'autres, je t'assure, et
d'aussi attendrissants que toi, et qui est là, à se donner toute
cette peine pour essayer de t'empêcher de mourir ?
-
- ANTIGONE, après un temps.
- Vous serrez trop, maintenant. Cela ne me fait même
plus mal. Je n'ai plus de bras.
-
- CRÉON, la regarde et la lâche avec un petit
sourire. Il murmure.
- Dieu sait pourtant si j'ai autre chose à faire aujourd'hui,
mais je vais tout de même perdre le temps qu'il faudra et te sauver,
petite peste. (Il la fait asseoir sur une chaise au milieu de la pièce.
Il enlève sa veste, il s'avance vers elle, lourd, puissant, en bras
de chemise.) Au lendemain d'une révolution ratée, il y a du
pain sur la planche, je te l'assure. Mais les affaires urgentes attendront.
Je ne veux pas te laisser mourir dans une histoire de politique. Tu vaux mieux
que cela. Parce que ton Polynice, cette ombre éplorée et ce
corps qui se décompose entre ses gardes et tout ce pathétique
qui t'enflamme, ce n'est qu'une histoire de politique. D'abord, je ne suis
pas tendre, mais je suis délicat ; j'aime ce qui est propre, net, bien
lavé. Tu crois que cela ne me dégoûte pas autant que toi,
cette viande qui pourrit au soleil ? Le soir, quand le vent vient de la mer,
on la sent déjà du palais. Cela me soulève le cur.
Pourtant, je ne vais même pas fermer ma fenêtre. C'est ignoble,
et je peux même le dire à toi, c'est bête, monstrueusement
bête, mais il faut que tout Thèbes sente cela pendant quelque
temps. Tu penses bien que je l'aurais fait enterrer, ton frère, ne
fût-ce que pour l'hygiène ! Mais pour que les brutes que je gouverne
comprennent, il faut que cela pue le cadavre de Polynice dans toute la ville,
pendant un mois.
-
- ANTIGONE
- Vous êtes odieux !
-
- CRÉON
- Oui mon petit. C'est le métier qui le veut. Ce qu'on
peut discuter c'est s'il faut le faire ou ne pas le faire. Mais si on le fait,
il faut le faire comme cela.
-
- ANTIGONE
- Pourquoi le faites-vous ?
-
- CRÉON
- Un matin, je me suis réveillé roi de Thèbes.
Et Dieu sait si j'aimais autre chose dans la vie que d'être puissant
-
- ANTIGONE
- Il fallait dire non, alors !
-
- CRÉON
- Je le pouvais. Seulement, je me suis senti tout d'un coup
comme un ouvrier qui refusait un ouvrage. Cela ne m'a pas paru honnête.
J'ai dit oui.
-
- ANTIGONE
- Hé bien, tant pis pour vous. Moi, je n'ai pas dit
« oui » ! Qu'est-ce que vous voulez que cela me fasse, à
moi, votre politique, vos nécessités, vos pauvres histoires
? Moi, je peux dire « non » encore à tout ce que je n'aime
pas et je suis seul juge. Et vous, avec votre couronne, avec vos gardes, avec
votre attirail, vous pouvez seulement me faire mourir parce que vous avez
dit « oui ».
-
- CRÉON
- Ecoute-moi.
-
- ANTIGONE
- Si je veux, moi, je peux ne pas vous écouter. Vous
avez dit « oui ». Je n'ai plus rien à apprendre de vous.
Pas vous. Vous êtes là, à boire mes paroles. Et si vous
n'appelez pas vos gardes, c'est pour m'écouter jusqu'au bout.
-
- CRÉON
- Tu m'amuses.
-
- ANTIGONE
- Non. Je vous fais peur. C'est pour cela que vous essayez
de me sauver. Ce serait tout de même plus commode de garder une petite
Antigone vivante et muette dans ce palais. Vous êtes trop sensible pour
faire un bon tyran, voilà tout. Mais vous allez tout de même
me faire mourir tout à l'heure, vous le savez, et c'est pour cela que
vous avez peur. C'est laid un homme qui a peur.
-
- CRÉON, sourdement.
- Eh bien, oui, j'ai peur d'être obligé de te
faire tuer si tu t'obstines. Et je ne le voudrais pas.
-
- ANTIGONE
- Moi, je ne suis pas obligée de faire ce que je ne
voudrais pas ! Vous n'auriez pas voulu non plus, peut-être, refuser une
tombe à mon frère ? Dites-le donc, que vous ne l'auriez pas voulu ?
-
- CRÉON
- Je te l'ai dit.
-
- ANTIGONE
- Et vous l'avez fait tout de même. Et maintenant, vous
allez me faire tuer sans le vouloir. Et c'est cela, être roi !
-
- CRÉON
- Oui, c'est cela !
-
- ANTIGONE
- Pauvre Créon ! Avec mes ongles cassés et pleins
de terre et les bleus que tes gardes m'ont fait aux bras, avec ma peur qui
me tord le ventre, moi je suis reine.
-
- CRÉON
- Alors, aie pitié de moi, vis. Le cadavre de ton frère
qui pourrit sous mes fenêtres, c'est assez payé pour que l'ordre
règne dans Thèbes. Mon fils t'aime. Ne m'oblige pas à
payer avec toi encore. J'ai assez payé.
-
- ANTIGONE
- Non. Vous avez dit « oui ». Vous ne vous arrêterez
jamais de payer maintenant !
-
- CRÉON, la secoue soudain, hors de lui.
- Mais, bon Dieu ! Essaie de comprendre une minute, toi aussi,
petite idiote ! J'ai bien essayé de te comprendre, moi. Il faut pourtant
qu'il y en ait qui disent oui. Il faut pourtant qu'il y en ait qui mènent
la barque. Cela prend l'eau de toutes parts, c'est plein de crimes, de bêtise,
de misère
Et le gouvernail est là qui ballotte. L'équipage
ne veut plus rien faire, il ne pense qu'à piller la cale et les officiers
sont déjà en train de se construire un petit radeau confortable,
rien que pour eux, avec toute la provision d'eau douce, pour tirer au moins
leurs os de là. Et le mât craque, et le vent siffle, et les voiles
vont se déchirer, et toutes ces brutes vont crever toutes ensemble,
parce qu'elles ne pensent qu'à leur peau, à leur précieuse
peau et à leurs petites affaires. Crois-tu, alors, qu'on a le temps
de faire le raffiné, de savoir s'il faut dire « oui » ou
« non », de se demander s'il ne faudra pas payer trop cher un jour,
et si on pourra encore être un homme après ? On prend le bout
de bois, on redresse devant la montagne d'eau, on gueule un ordre et on tire
dans le tas, sur le premier qui s'avance. Dans le tas ! Cela n'a pas de nom.
C'est comme la vague qui vient de s'abattre sur le pont devant vous ; le vent
qui vous giffle, et la chose qui tombe devant le groupe n'a pas de nom. C'était
peut-être celui qui t'avait donné du feu en souriant la veille.
Il n'a plus de nom. Et toi non plus tu n'as plus de nom, cramponné
à la barre. Il n'y a plus que le bateau qui ait un nom et la tempête.
Est-ce que tu le comprends, cela ?
-
- ANTIGONE, secoue la tête.
- Je ne veux pas comprendre. C'est bon pour vous. Moi, je
suis là pour autre chose que pour comprendre. Je suis là pour
vous dire non et pour mourir.
-
- CRÉON
- C'est facile de dire non !
-
- ANTIGONE
- Pas toujours.
-
- CRÉON
- Pour dire oui, il faut suer et retrousser ses manches, empoigner
la vie à pleines mains et s'en mettre jusqu'aux coudes. C'est facile
de dire non, même si on doit mourir. Il n'y a qu'à ne pas bouger
et attendre. Attendre pour vivre, attendre même pour qu'on vous tue.
C'est trop lâche. C'est une invention des hommes. Tu imagines un monde
où les arbres aussi auraient dit non contre la sève, où
les bêtes auraient dit non contre l'instinct de la chasse ou de l'amour ?
Les bêtes, elles au moins, elle sont bonnes et simples et dures. Elles
vont, se poussant les unes après les autres, courageusement, sur le
même chemin. Et si elles tombent, les autres passent et il peut s'en
perdre autant que l'on veut, il en restera toujours une de chaque espèce
prête à refaire des petits et à reprendre le même
chemin avec le même courage, toute pareille à celles qui sont
passées avant.
-
- ANTIGONE
- Quel rêve, hein, pour un roi, des bêtes ! Ce
serait si simple.
-
- Un silence, Créon la regarde.
-
- CRÉON
- Tu me méprises, n'est-ce pas ? (Elle ne répond
pas, il continue comme pour lui.) C'est drôle : Je l'ai souvent imaginé,
ce dialogue avec un petit jeune homme pâle qui aurait essayé
de me tuer et dont je ne pourrais rien tirer après que du mépris.
Mais je ne pensais pas que ce serait avec toi et pour quelque chose d'aussi
bête
(Il a pris sa tête dans ses mains. On sent qu'il est
à bout de forces.) Ecoute-moi tout de même pour la dernière
fois. Mon rôle n'est pas bon, mais c'est mon rôle, et je vais
te faire tuer. Seulement, avant, je veux que toi aussi tu sois bien sûre
du tien. Tu sais pourquoi tu vas mourir, Antigone ? Tu sais au bas de quelle
histoire sordide tu vas signer pour toujours ton petit nom sanglant ?
-
- ANTIGONE
- Quelle histoire ?
-
- CRÉON
- Celle d'Etéocle et de Polynice, celle de tes frères.
Non, tu crois la savoir, tu ne la sais pas. Personne ne la sait dans Thèbes,
que moi. Mais il me semble que toi, ce matin, tu as aussi le droit de l'apprendre.
(Il rêve un temps, la tête dans ses mains, accoudé sur
ses genoux. On l'entend murmurer.) Ce n'est pas bien beau, tu vas voir. (Et
il commence sourdement sans regarder Antigone.) Que te rappelles-tu de tes
frères, d'abord ? Deux compagnons de jeux qui te méprisaient
sans doute, qui te cassaient tes poupées, se chuchotant éternellement
des mystères à l'oreille l'un de l'autre pour te faire enrager ?
-
- ANTIGONE
- C'étaient des grands
-
- CRÉON
- Après, tu as dû les admirer avec leurs premières
cigarettes, leurs premiers pantalons longs ; et puis ils ont commencé
à sortir le soir, à sentir l'homme, et ils ne t'ont plus regardée
du tout.
-
- ANTIGONE
- J'étais une fille
-
- CRÉON
- Tu voyais bien ta mère pleurer, ton père se
mettre en colère, tu entendais claquer les portes à leur retour
et leurs ricanements dans les couloirs. Et ils passaient devant toi, goguenards
et veules, sentant le vin.
-
- ANTIGONE
- Une fois, je m'étais cachée derrière
une porte, c'était le matin, nous venions de nous lever, et eux, ils
rentraient. Polynice m'a vue, il était tout pâle, les yeux brillants
et si beau dans son vêtement du soir ! Il m'a dit : « Tiens, tu
es là, toi ? » Et il m'a donné une grande fleur de papier
qu'il avait rapportée de sa nuit.
-
- CRÉON
- Et tu l'as conservée, n'est-ce pas, cette fleur ?
Et hier, avant de t'en aller, tu as ouvert ton tiroir et tu l'as regardée,
longtemps, pour te donner du courage ?
-
- ANTIGONE, tressaille.
- Qui vous a dit cela ?
-
- CRÉON
- Pauvre Antigone, avec ta fleur de cotillon ! Sais-tu qui
était ton frère ?
-
- ANTIGONE
- Je savais que vous me diriez du mal de lui en tout cas !
-
- CRÉON
- Un petit fêtard imbécile, un petit carnassier
dur et sans âme, une petite brute tout juste bonne à aller plus
vite que les autres avec ses voitures, à dépenser plus d'argent
dans les bars. Une fois, j'étais là, ton père venait
de lui refuser une grosse somme qu'il avait perdue au jeu ; il est devenu tout
pâle et il a levé le poing en criant un mot ignoble !
-
- ANTIGONE
- Ce n'est pas vrai !
-
- CRÉON
- Son poing de brute à toute volée dans le visage
de ton père ! C'était pitoyable. Ton père était
assis à sa table, la tête dans ses mains. Il saignait du nez.
Il pleurait. Et, dans un coin du bureau, Polynice, ricanant, qui allumait
une cigarette.
-
- ANTIGONE, supplie presque maintenant.
- Ce n'est pas vrai !
-
- CRÉON
- Rappelle-toi, tu avais douze ans. Vous ne l'avez pas revu
pendant longtemps. C'est vrai, cela ?
-
- ANTIGONE, sourdement.
- Oui, c'est vrai.
-
- CRÉON
- C'était après cette dispute. Ton père
n'a pas voulu le faire juger. Il s'est engagé dans l'armée argyenne.
Et, dès qu'il a été chez les Argyens, la chasse à
l'homme a commencé contre ton père, contre ce vieil homme qui
ne se décidait pas à mourir, à lâcher son royaume.
Les attentats se succédaient et les tueurs que nous prenions finissaient
toujours par avouer qu'ils avaient reçu de l'argent de lui. Pas seulement
de lui, d'ailleurs. Car c'est cela que je veux que tu saches, les coulisses
de ce drame où tu brûles de jouer un rôle, la cuisine.
J'ai fait faire hier des funérailles grandioses à Etéocle.
Etéocle est un héros et un saint pour Thèbes maintenant.
Tout le peuple était là. Les enfants des écoles ont donné
tous les sous de leur tirelire pour la couronne ; des vieillards, faussement
émus, ont magnifié, avec des trémolos dans la voix, le
bon frère, le fils d'dipe, le prince royal. Moi aussi, j'ai fait
un discours. Et tous les prêtres de Thèbes au grand complet,
avec la tête de circonstance. Et les honneurs militaires
Il fallait
bien. Tu penses que je ne pouvais tout de même pas m'offrir le luxe
d'une crapule dans les deux camps. Mais je vais te dire quelque chose, à
toi, quelque chose que je sais seul, quelque chose d'effroyable : Etéocle,
ce prix de vertu, ne valait pas plus cher que Polynice. Le bon fils avait
essayé, lui aussi, de faire assassiner son père, le prince loyal
avait décidé, lui aussi, de vendre Thèbes au plus offrant.
Oui, crois-tu que c'est drôle ? Cette trahison pour laquelle le corps
de Polynice est en train de pourrir au soleil, j'ai la preuve maintenant qu'Etéocle,
qui dort dans son tombeau de marbre, se préparait, lui aussi, à
la commettre. C'est un hasard si Polynice a réussi son coup avant lui.
Nous avions affaire à deux larrons en foire qui se trompaient l'un
l'autre en nous trompant et qui se sont égorgés comme deux petits
voyous qu'ils étaient, pour un règlement de comptes
Seulement,
il s'est trouvé que j'ai eu besoin de faire un héros de l'un
d'eux. Alors, j'ai fait rechercher leurs cadavres au milieu des autres. On
les a retrouvés embrassés -pour la première fois de leur
vie sans doute. Ils s'étaient embrochés mutuellement, et puis
la charge de la cavalerie argyenne leur avait passé dessus. Ils étaient
en bouillie, Antigone, méconnaissables. J'ai fait ramasser un des corps,
le moins abîmé des deux, pour mes funérailles nationales,
et j'ai donné l'ordre de laisser pourrir l'autre où il était.
Je ne sais même pas lequel. Et je t'assure que cela m'est bien égal.
-
- Il y a un long silence, ils ne bougent pas, sans se regarder,
puis Antigone dit doucement :
-
- ANTIGONE
- Pourquoi m'avez-vous raconté cela ?
-
- Créon se lève, remet sa veste.
-
- CRÉON
- Valait-il mieux te laisser mourir dans cette pauvre histoire ?
-
- ANTIGONE
- Peut-être. Moi, je croyais.
-
- Il y a un silence encore. Créon s'approche d'elle.
-
- CRÉON
- Qu'est-ce que tu vas faire maintenant ?
-
- ANTIGONE, se lève comme une somnanbule.
- Je vais remonter dans ma chambre.
-
- CRÉON
- Ne reste pas trop seule. Va voir Hémon, ce matin.
Marie-toi vite.
-
- ANTIGONE, dans un souffle.
- Oui.
-
- CRÉON
- Tu as toute ta vie devant toi. Notre discussion était
bien oiseuse, je t'assure. Tu as ce trésor, toi, encore.
-
- ANTIGONE
- Oui.
-
- CRÉON
- Rien d'autre ne compte. Et tu allais le gaspiller ! Je te
comprends, j'aurais fait comme toi à vingt ans. C'est pour cela que
je buvais tes paroles. J'écoutais du fond du temps un petit Créon
maigre et pâle comme toi et qui ne pensait qu'à tout donner lui-aussi
Marie-toi vite, Antigone, sois heureuse. La vie n'est pas ce que tu crois.
C'est une eau que les jeunes gens laissent couler sans le savoir, entre leurs
doigts ouverts. Ferme tes mains, ferme tes mains, vite. Retiens-la. Tu verras,
cela deviendra une petite chose dure et simple qu'on grignote, assis au soleil.
Ils te diront tout le contraire parce qu'ils ont besoin de ta force et de
ton élan. Ne les écoute pas. Ne m'écoute pas quand je
ferai mon prochain discours devant le tombeau d'Etéocle. Ce ne sera
pas vrai. Rien n'est vrai que ce qu'on ne dit pas
Tu l'apprendras, toi
aussi, trop tard, la vie c'est un livre qu'on aime, c'est un enfant qui joue
à vos pieds, un outil qu'on tient bien dans sa main, un banc pour se
reposer le soir devant sa maison. Tu vas me mépriser encore, mais de
découvrir cela, tu verras, c'est la consolation dérisoire de
vieillir ; la vie, ce n'est peut-être tout de même que le bonheur.
-
- ANTIGONE, murmure, le regard perdu.
- Le bonheur
-
- CRÉON, a un peu honte soudain.
- Un pauvre mot, hein ?
-
- ANTIGONE
- Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle,
la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il qu'elle fasse elle
aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ?
Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui
se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ?
-
- CRÉON, hausse les épaules.
- Tu es folle, tais-toi.
-
- ANTIGONE
- Non, je ne me tairai pas ! Je veux savoir comment je m'y
prendrais, moi aussi, pour être heureuse. Tout de suite, puisque c'est
tout de suite qu'il faut choisir. Vous dites que c'est si beau, la vie. Je
veux savoir comment je m'y prendrai pour vivre.
-
- CRÉON
- Tu aimes Hémon ?
-
- ANTIGONE
- Oui, j'aime Hémon. J'aime un Hémon dur et
jeune ; un Hémon exigeant et fidèle, comme moi. Mais si votre
vie, votre bonheur doivent passer sur lui avec leur usure, si Hémon
ne doit plus pâlir quand je pâlis, s'il ne doit plus me croire
morte quand je suis en retard de cinq minutes, s'il ne doit plus se sentir
seul au monde et me détester quand je ris sans qu'il sache pourquoi,
s'il doit devenir près de moi le monsieur Hémon, s'il doit appendre
à dire « oui », lui aussi, alors je n'aime plus Hémon.
-
- CRÉON
- Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.
-
- ANTIGONE
- Si, je sais ce que je dis, mais c'est vous qui ne m'entendez
plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d'un royaume où vous ne
pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. (Elle rit.)
Ah ! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans,
tout d'un coup ! C'est le même air d'impuissance et de croire qu'on peut
tout. La vie t'a seulement ajouté ces petits plis sur le visage et
cette graisse autour de toi.
-
- CRÉON, la secoue.
- Te tairas-tu, enfin ?
-
- ANTIGONE
- Pourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que tu sais que j'ai
raison ? Tu crois que je ne lis pas dans tes yeux que tu le sais ? Tu sais que
j'ai raison, mais tu ne l'avoueras jamais parce que tu es en train de défendre
ton bonheur en ce moment comme un os.
-
- CRÉON
- Le tien et le mien, oui, imbécile !
-
- ANTIGONE
- Vous me dégoûtez tous, avec votre bonheur !
Avec votre vie qu'il faut aimer coûte que coûte. On dirait des
chiens qui lèchent tout ce qu'ils trouvent. Et cette petite chance
pour tous les jours, si on n'est pas trop exigeant. Moi, je veux tout, tout
de suite, -et que ce soit entier- ou alors je refuse ! Je ne veux pas être
modeste, moi, et me contenter d'un petit morceau si j'ai été
bien sage. Je veux être sûre de tout aujourd'hui et que cela soit
aussi beau que quand j'étais petite -ou mourir.
-
- CRÉON
- Allez, commence, commence, comme ton père !
-
- ANTIGONE
- Comme mon père, oui ! Nous sommes de ceux qui posent
les questions jusqu'au bout. Jusqu'à ce qu'il ne reste vraiment plus
la plus petite chance d'espoir vivante, la plus petite chance d'espoir à
étrangler. Nous sommes de ceux qui lui sautent dessus quand ils le
rencontrent, votre espoir, votre cher espoir, votre sale espoir !
-
- CRÉON
- Tais-toi ! Si tu te voyais en criant ces mots, tu es laide.
-
- ANTIGONE
- Oui, je suis laide ! C'est ignoble, n'est-ce pas, ces cris,
ces sursauts, cette lutte de chiffonniers. Papa n'est devenu beau qu'après,
quand il a été bien sûr, enfin, qu'il avait tué
son père, que c'était bien avec sa mère qu'il avait couché,
et que rien , plus rien ne pouvait le sauver. Alors, il s'est calmé
tout d'un coup, il a eu comme un sourire, et il est devenu beau. C'était
fini. Il n'a plus eu qu'à fermer les yeux pour ne plus vous voir. Ah !
vos têtes, vos pauvres têtes de candidats au bonheur ! C'est vous
qui êtes laids, même les plus beaux. Vous avez tous quelque chose
de laid au coin de l'oeil ou de la bouche. Tu l'as bien dit tout à
l'heure, Créon, la cuisine. Vous avez des têtes de cuisiniers !
-
- CRÉON, lui broie le bras.
- Je t'ordonne de te taire maintenant, tu entends ?
-
- ANTIGONE
- Tu m'ordonnes, cuisinier ? Tu crois que tu peux m'ordonner
quelque chose ?
-
- CRÉON
- L'antichambre est pleine de monde. Tu veux donc te perdre ?
On va t'entendre.
-
- ANTIGONE
- Eh bien, ouvre les portes. Justement, ils vont m'entendre !
-
- CRÉON, qui essaie de lui fermer la bouche de force.
- Vas-tu te faire, enfin, bon Dieu ?
-
- ANTIGONE, se débat.
- Allons vite, cuisinier ! Appelle tes gardes !
Douzième partie
Ismène se range du côté d'Antigone
- La porte s'ouvre. Entre Ismène.
-
- ISMÈNE, dans un cri.
- Antigone !
-
- ANTIGONE
- Qu'est-ce que tu veux, toi aussi ?
-
- ISMÈNE
- Antigone, pardon ! Antigone, tu vois, je viens, j'ai du courage.
J'irai maintenant avec toi.
-
- ANTIGONE
- Où iras-tu avec moi ?
-
- ISMÈNE
- Si vous la faites mourir, il faudra me faire mourir avec
elle !
-
- ANTIGONE
- Ah ! non. Pas maintenant. Pas toi ! C'est moi, c'est moi seule.
Tu ne te figures pas que tu vas venir mourir avec moi maintenant. Ce serait
trop facile !
-
- ISMÈNE
- Je ne veux pas vivre si tu meurs, je ne veux pas rester
sans toi !
-
- ANTIGONE
- Tu as choisi la vie et moi la mort. Laisse-moi maintenant
avec tes jérémiades. Il fallait y aller ce matin, à quatre
pattes, dans la nuit. Il fallait aller gratter la terre avec tes ongles pendant
qu'ils étaient tout près et te faire empoigner par eux comme
une voleuse !
-
- ISMÈNE
- He bien, j'irai demain !
-
- ANTIGONE
- Tu l'entends, Créon ? Elle aussi. Qui sait si cela
ne va pas prendre à d'autres encore, en m'écoutant ? Qu'est-ce
que tu attends pour me faire taire, qu'est-ce que tu attends pour appeler
tes gardes ? Allons, Créon, un peu de courage, ce n'est qu'un mauvais
moment à passer. Allons, cuisinier, puisqu'il le faut !
-
- CRÉON, crie soudain.
- Gardes !
-
- Les gardes apparaissent aussitôt.
-
- CRÉON
- Emmenez-la.
-
- ANTIGONE, dans un grand cri soulagé.
- Enfin, Créon !
-
- Les gardes se jettent sur elle et l'emmenent. Ismène
sort en criant derrière elle.
-
- ISMÈNE
- Antigone ! Antigone !
Treizième partie
Ismène se range du côté d'Antigone
- Créon est resté seul, le chœur entre
et va à lui.
-
- LE CHŒUR
Tu es fou, Créon. Qu'as-tu fait ?
-
- CRÉON, qui regarde au loin devant lui.
Il fallait qu'elle meure.
-
- LE CHŒUR
Ne laisse pas mourir Antigone, Créon ! Nous allons
tous porter cette plaie au côté, pendant des siècles.
-
- CRÉON
C'est elle qui voulait mourir. Aucun de nous n'était
assez fort pour la décider à vivre. Je le comprends, maintenant,
Antigone était faite pour être morte. Elle-même ne le savait
peut-être pas, mais Polynice n'était qu'un prétexte. Quand
elle a dû y renoncer, elle a trouvé autre chose tout de suite.
Ce qui importait pour elle, c'était de refuser et de mourir.
-
- LE CHŒUR
C'est une enfant, Créon.
-
- CRÉON
Que veux-tu que je fasse pour elle ? La condamner à
vivre ?
Quartorzième partie
Créon et son fils, Hémon
- HÉMON, entre en criant.
- Père !
-
- CRÉON, court à lui, l'embrasse.
- Oublie-la, Hémon ; oublie-la, mon petit.
-
- HÉMON
- Tu es fou, père. Lâche-moi.
-
- CRÉON, le tient plus fort.
- J'ai tout essayé pour la sauver, Hémon. J'ai
tout essayé, je te le jure. Elle ne t'aime pas. Elle aurait pu vivre.
Elle a préféré sa folie et la mort.
-
- HÉMON, crie, tentant de s'arracher à son étreinte.
- Mais, père, tu vois bien qu'ils l'emmenent ! Père,
ne laisse pas ces hommes l'emmener !
-
- CRÉON
- Elle a parlé maintenant. Tout Thèbes sait
ce qu'elle a fait. Je suis obligé de la faire mourir.
-
- HÉMON, s'arrache de ses bras.
- Lâche-moi !
-
- Un silence. Ils sont l'un en face de l'autre. Ils se regardent.
-
- LE CHUR, s'approche.
- Est-ce qu'on ne peut pas imaginer quelque chose, dire qu'elle
est folle, l'enfermer ?
-
- CRÉON
- Ils diront que ce n'est pas vrai. Que je la sauve parce
qu'elle allait être la femme de mon fils. Je ne peux pas.
-
- LE CHUR
- Est-ce qu'on ne peut pas gagner du temps, la faire fuir
demain ?
-
- CRÉON
- La foule sait déjà, elle hurle autour du palais.
je ne peux pas.
-
- HÉMON
- Père, la foule n'est rien. Tu es le maître.
-
- CRÉON
- Je suis le maître avant la loi. Plus après.
-
- HÉMON
- Père, je suis ton fils, tu ne peux pas me la laisser
prendre.
-
- CRÉON
- Si, Hémon. Si, mon petit. Du courage. Antigone ne
peut plus vivre. Antigone nous a déjà quittés tous.
-
- HÉMON
- Crois-tu que je pourrai vivre, moi, sans elle ? Crois-tu
que je l'accepterai, votre vie ? Et tous les jours, depuis le matin jusqu'au
soir, sans elle. Et votre agitation, votre bavardage, votre vide, sans elle.
-
- CRÉON
- Il faudra bien que tu acceptes, Hémon. Chacun de
nous a un jour, plus ou moins triste, plus ou moins lointain, où il
doit enfin accepter d'être un homme. Pour toi, c'est aujourd'hui
Et te voilà devant moi avec ces larmes au bord de tes yeux et ton cur
qui te fait mal -mon petit garçon, pour la dernière fois
Quand tu te seras détourné, quand tu auras franchi ce seuil
tout à l'heure, ce sera fini.
-
- HÉMON, recule un peu, et dit doucement.
- C'est déjà fini.
-
- CRÉON
- Ne me juge pas, Hémon. Ne me juge pas, toi aussi.
-
- HÉMON, le regarde, et dit soudain.
- Cette grande force et ce courage, ce dieu géant qui
m'enlevait dans ses bras et me sauvait des monstres et des ombres, c'était
toi ? Cette odeur défendue et ce bon pain du soir sous la lampe, quand
tu me montrais des livres dans ton bureau, c'était toi, tu crois ?
-
- CRÉON, humblement.
- Oui, Hémon.
-
- Hémon.
- Tous ces soins, tout cet orgueil, tous ces livres pleins
de héros, c'était donc pour en arriver là ? Etre un homme,
comme tu dis, et trop heureux de vivre ?
-
- CRÉON,
- Oui, Hémon.
-
- Hémon, crie soudain comme un enfant, se jetant dans
ses bras.
- Père, ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas toi, ce n'est
pas aujourd'hui ! Nous ne sommes pas tous les deux au pied de ce mur où
il faut seulement dire oui. Tu es encore puissant, toi, comme lorsque j'étais
petit. Ah ! je t'en supplie, père, que je t'admire, que je t'admire
encore ! Je suis trop seul et le monde est trop nu si je ne peux plus t'admirer.
-
- CRÉON, le détache de lui.
- On est tout seul, Hémon. Le monde est nu. Et tu m'as
admiré trop longtemps. Regarde-moi, c'est cela devenir un homme, voir
le visage de son père en face, un jour.
-
- HÉMON, le regarde, puis recule en criant.
- Antigone ! Antigone ! Au secours !
-
- Il est sorti en courant.
-
- LE CHUR, va à Créon.
- Créon, il est sorti comme un fou.
-
- CRÉON, qui regarde au loin, droit devant lui, immobile.
- Oui. Pauvre petit, il l'aime.
-
- LE CHUR
- Créon, il faut faire quelque chose.
-
- CRÉON
- Je ne peux plus rien.
-
- LE CHUR
- Il est parti, touché à mort.
-
- CRÉON, sourdement.
- Oui, nous sommes tous touchés à mort.
-
- Antigone entre dans la pièce, poussée par
les gardes qui s'arc-boutent contre la porte, derrière laquelle on
devine la foule hurlante.
-
- LE GARDE
Chef, ils envahissent le palais !
-
- ANTIGONE
Créon, je ne veux plus voir leurs visages, je ne
veux plus entendre leurs cris, je ne veux plus voir personne ! Tu as ma mort
maintenant, c'est assez. Fais que je ne voie plus personne jusqu'à
ce que ce soit fini.
-
- CRÉON, sort en criant aux gardes.
La garde aux portes ! Qu'on vide le palais ! Reste ici avec
elle, toi.
-
- Les deux autres gardes sortent, suivis par le chœur.
Quinzième partie
Antigone, seule avec un garde
- Antigone reste seule avec le premier garde. Antigone le regarde.
-
- ANTIGONE, dit soudain.
Alors, c'est toi ?
-
- LE GARDE
Qui, moi ?
-
- ANTIGONE
- Mon dernier visage d'homme.
-
- LE GARDE
- Faut croire.
-
- ANTIGONE
- Que je te regarde
-
- LE GARDE, s'éloigne, gêné.
- Ça va.
-
- ANTIGONE
- C'est toi qui m'as arrêtée, tout à l'heure ?
-
- LE GARDE
- Oui, c'est moi.
-
- ANTIGONE
- Tu m'as fait mal. Tu n'avais pas besoin de me faire mal.
Est-ce que j'avais l'air de vouloir me sauver ?
-
- LE GARDE
- Allez. allez, pas d'histoires ! Si ce n'était pas
vous, c'était moi qui y passais.
-
- ANTIGONE
- Quel âge as-tu ?
-
- LE GARDE
- Trente-neuf ans.
-
- ANTIGONE
- Tu as des enfants ?
-
- LE GARDE
- Oui, deux.
-
- ANTIGONE
- Tu les aimes ?
-
- LE GARDE
- Cela ne vous regarde pas.
-
- Il commence à faire les cent pas dans la pièce :
pendant un moment on n'entend plus que le bruit de ses pas.
-
- ANTIGONE, demande tout humble.
- Il y a longtemps que vous êtes garde ?
-
- LE GARDE
- Après la guerre. J'étais sergent. J'ai rengagé.
-
- ANTIGONE
- Il faut être sergent pour être garde ?
-
- LE GARDE
- En principe, oui. Sergent ou avoir suivi le peloton spécial.
Devenu garde, le sergent perd son grade. Un exemple : je rencontre une recrue
de l'armée, elle ne peut pas me saluer.
-
- ANTIGONE
- Ah oui ?
-
- LE GARDE
- Oui. Remarquez que, généralement, elle le
fait. La recrue sait que le garde est un gradé. Question solde : on
a la solde ordinaire du garde, comme ceux du peloton spécial, et, pendant
six mois, à titre de gratification, un rappel de supplément
de la solde de sergent. Seulement, comme gardes, on a d'autres avantages.
Logement, chauffage, allocations. Finalement, le garde marié avec deux
enfants arrive à se faire plus que le sergent de l'active.
-
- ANTIGONE
- Ah oui ?
-
- LE GARDE
- Oui. C'est ce qui vous explique la rivalité entre
le garde et le sergent. Vous avez peut-être pu remarquer que le sergent
affecte de mépriser le garde. Leur grand argument, c'est l'avancement.
D'un sens, c'est juste. L'avancement du garde est plus lent et plus difficile
que dans l'armée. Mais vous ne devez pas oublier qu'un brigadier des
gardes, c'est autre chose qu'un sergent chef.
-
- ANTIGONE, lui dit soudain.
- Ecoute
-
- LE GARDE
- Oui.
-
- ANTIGONE
- Je vais mourir tout à l'heure.
-
- Le garde ne répond pas. Un silence. Il fait les cent
pas. Au bout d'un moment, il reprend.
-
- LE GARDE
- D'un autre côté, on a plus de considération
pour le garde que pour le sergent de l'active. Le garde, c'est un soldat,
mais c'est presque un fonctionnaire.
-
- ANTIGONE
- Tu crois qu'on a mal pour mourir ?
-
- LE GARDE
- Je ne peux pas vous dire. Pendant la guerre, ceux qui étaient
touchés au ventre, ils avaient mal. Moi, je n'ai pas été
blessé. Et, d'un sens, ça m'a nui pour l'avancement.
-
- ANTIGONE
- Comment vont-ils me faire mourir ?
-
- LE GARDE
- Je ne sais pas. Je crois que j'ai entendu dire que pour
ne pas souiller la ville de votre sang, ils allaient vous murer dans un trou.
-
- ANTIGONE
- Vivante ?
-
- LE GARDE
- Oui, d'abord.
-
- Un silence. Le garde se fait une chique.
-
- ANTIGONE
- O tombeau ! O lit nuptial ! O ma demeure souterraine !
(Elle est toute petite au milieu de la grande pièce nue. On dirait
qu'elle a un peu froid. Elle s'entoure de ses bras. Elle murmure.) Toute seule
-
- LE GARDE, qui a fini sa chique.
- Aux cavernes de Hadès, aux portes de la ville. En
plein soleil. Une drôle de corvée encore pour ceux qui seront
de faction. Il avait d'abord été question d'y mettre l'armée.
Mais, aux dernières nouvelles, il paraît que c'est encore la
garde qui fournira les piquets. Elle a bon dos, la garde ! Etonnez-vous après
qu'il existe une jalousie entre le garde et le sergent d'active
-
- ANTIGONE, murmure, soudain lasse.
- Deux bêtes
-
- LE GARDE
- Quoi, deux bêtes ?
-
- ANTIGONE
- Des bêtes se serreraient l'une contre l'autre pour
se faire chaud. Je suis toute seule.
-
- LE GARDE
- Si vous avez besoin de quelque chose, c'est différent.
Je peux appeler.
-
- ANTIGONE
- Non. Je voudrais seulement que tu remettes une lettre à
quelqu'un quand je serai morte.
-
- LE GARDE
- Comment ça, une lettre ?
-
- ANTIGONE
- Une lettre que j'écrirai.
-
- LE GARDE
- Ah ! ça non ! Pas d'histoires ! Une lettre ! Comme vous
y allez, vous ! Je risquerais gros, moi, à ce petit jeu-là !
-
- ANTIGONE
- Je te donnerai cet anneau si tu acceptes.
-
- LE GARDE
- C'est de l'or ?
-
- ANTIGONE
- Oui. C'est de l'or.
-
- LE GARDE
- Vous comprenez, si on me fouille, moi, c'est le conseil
de guerre. Cela vous est égal, à vous ? (Il regarde encore la
bague.) Ce que je peux, si vous voulez, c'est écrire sur mon carnet
ce que vous auriez voulu dire. Après, j'arracherai la page. De mon
écriture, ce n'est pas pareil.
-
- ANTIGONE, a les yeux fermés : elle murmure avec un
pauvre rictus.
- Ton écriture
(Elle a un petit frisson.) C'est
trop laid, tout cela, tout est trop laid.
-
- LE GARDE, vexé, fait mine de rendre la bague.
- Vous savez, si vous ne voulez pas, moi
-
- ANTIGONE
- Si. Garde la bague et écris. Mais fais vite
J'ai peur que nous n'ayons plus le temps
Ecris : « Mon chéri
»
-
- LE GARDE, qui a pris son carnet et suce sa mine.
- C'est pour votre bon ami ?
-
- ANTIGONE
- Mon chéri, j'ai voulu mourir et tu ne vas peut-être
plus m'aimer
-
- LE GARDE, répète lentement de sa grosse voix
en écrivant.
- « Mon chéri, j'ai voulu mourir et tu ne vas
peut-être plus m'aimer
»
-
- ANTIGONE
- Et Créon avait raison, c'est terrible, maintenant,
à côté de cet homme, je ne sais plus pourquoi je meurs.
J'ai peur
-
- LE GARDE, qui peine sur sa dictée.
- « Créon avait raison, c'est terrible
»
-
- ANTIGONE
- Oh ! Hémon, notre petit garçon. Je le comprends
seulement maintenant combien c'était simple de vivre
-
- LE GARDE, s'arrête.
- Eh ! Dites, vous allez trop vite. Comment voulez-vous que
j'écrive ? Il faut le temps tout de même
-
- ANTIGONE
- Où en étais-tu ?
-
- LE GARDE, se relit.
- « C'est terrible maintenant à côté
de cet homme
»
-
- ANTIGONE
- Je ne sais plus pourquoi je meurs.
-
- LE GARDE, écrit, suçant sa mine.
- « Je ne sais plus pourquoi je meurs
» On
ne sait jamais pourquoi on meurt.
-
- ANTIGONE, continue.
- J'ai peur
(Elle s'arrête. Elle se dresse soudain.) Non. Raye tout cela. Il vaut mieux que jamais personne ne le sache. C'est
comme s'ils devaient me voir nue et me toucher quand je serais morte. Mets
seulement : « Pardon. »
-
- LE GARDE
- Alors, je raye la fin et je mets pardon à la place ?
-
- ANTIGONE
- Oui. Pardon, mon chéri. Sans la petite Antigone,
vous auriez tous été bien tranquilles. Je t'aime
-
- LE GARDE
- « Sans la petite Antigone, vous auriez tous été
bien tranquilles. Je t'aime
» C'est tout ?
-
- ANTIGONE
- Oui, c'est tout.
-
- LE GARDE
- C'est une drôle de lettre.
-
- ANTIGONE
- Oui, c'est une drôle de lettre.
-
- LE GARDE
- Et c'est à qui qu'elle est adressée ?
-
- A ce moment, la porte s'ouvre. Les autres gardes paraissent.
Antigone se lève, les regarde, regarde le premier garde qui s'est dressé
derrière elle ; il empoche la bague et range le carnet, l'air important
Il voit le regard d'Antigone. Il gueule pour se donner une contenance.
-
- LE GARDE
- Allez ! Pas d'histoires !
-
- Antigone a un pauvre sourire. Elle baisse la tête.
Elle s'en va sans un mot vers les autres gardes. Ils sortent tous.
LE CHUR, entre soudain.
Là ! C'est fini pour Antigone. Maintenant, le tour
de Créon approche. Il va falloir qu'ils y passent tous.
-
- LE MESSAGER, fait irruption, criant.
La reine ? où est la reine ?
-
- LE CHŒUR
Que lui veux-tu ? Qu'as-tu à lui apprendre ?
-
Seizième partie
L'annonce de la mort d'Antigone
-
- LE MESSAGER
- Une terrible nouvelle. On venait de jeter Antigone dans
son trou. On n'avait pas encore fini de rouler les derniers blocs de pierre
lorsque Créon et tous ceux qui l'entourent entendent des plaintes qui
sortent soudain du tombeau. Chacun se tait et écoute, car ce n'est
pas la voix d'Antigone. C'est une plainte nouvelle qui sort des profondeurs
du trou
Tous regardent Créon, et lui, qui a deviné le
premier, lui qui sait déjà avant tous les autres, hurle soudain
comme un fou : « Enlevez les pierres ! Enlevez les pierres ! » Les
esclaves se jettent sur les blocs entassés et, parmi eux, le roi suant,
dont les mains saignent. Les pierres bougent enfin et le plus mince se glisse
dans l'ouverture. Antigone est au fond de la tombe pendue aux fils de sa ceinture,
des fils bleus, des fils verts, des fils rouges qui lui font comme un collier
d'enfant, et Hémon à genoux qui la tient dans ses bras et gémit,
le visage enfoui dans sa robe. On bouge un bloc encore et Créon peut
enfin descendre. On voit ses cheveux blancs dans l'ombre, au fond du trou.
Il essaie de relever Hémon, il le supplie. Hémon ne l'entend
pas. Puis soudain il se dresse, les yeux noirs, et il n'a jamais tant ressemblé
au petit garçon d'autrefois, il regarde son père sans rien dire,
une minute, et, tout à coup, il lui crache au visage, et tire son épée.
Créon a bondi hors de portée. Alors Hémon le regarde
avec ses yeux d'enfant, lourds de mépris, et Créon ne peut pas
éviter ce regard comme la lame. Hémon regarde ce vieil homme
tremblant à l'autre bout de la caverne, et, sans rien dire, il se plonge
l'épée dans le ventre et il s'étend contre Antigone,
l'embrassant dans une immense flaque rouge.
-
- CRÉON, entre avec son page.
- Je les ai fait coucher l'un près de l'autre, enfin !
Ils sont lavés, maintenant, reposés. Ils sont seulement un peu
pâles, mais si calmes. Deux amants au lendemain de la première
nuit. Ils ont fini, eux.
-
- LE CHUR
- Pas toi, Créon. Il te reste encore quelque chose
à apprendre. Eurydice, la reine, ta femme
-
- CRÉON
- Une bonne femme parlant toujours de son jardin, de ses confitures,
de ses tricots, de ses éternels tricots pour les pauvres. C'est drôle
comme les pauvres ont éternellement besoin de tricots. On dirait qu'ils
n'ont besoin que de tricots
-
- LE CHUR
- Les pauvres de Thèbes auront froid, cet hiver, Créon.
En apprenant la mort de son fils, la reine a posé ses aiguilles, sagement,
après avoir terminé son rang, posément, comme tout ce
qu'elle fait, un peu plus tranquillement peut-être que d'habitude. Et
puis elle est passée dans sa chambre, sa chambre à l'odeur de
lavande, aux petits napperons brodés et aux cadres de peluche, pour
s'y couper la gorge, Créon. Elle est étendue maintenant sur
un des petits lits jumeaux démodés, à la même place
où tu l'as vue jeune fille un soir, et avec le même sourire,
à peine un peu plus triste. Et s'il n'y avait pas cette large tache
rouge sur les linges autour de son cou, on pourrait croire qu'elle dort.
-
- CRÉON
- Elle aussi. Ils dorment tous. C'est bien. La journée
a été rude. (Un temps. Il dit sourdement) Cela doit être
bon de dormir.
-
- LE CHUR
- Et tu es tout seul maintenant, Créon
-
- CRÉON
- Tout seul, oui. (Un silence. Il pose sa main sur l'épaule
de son page.) Petit
-
- LE PAGE
- Monsieur ?
-
- CRÉON
- Je vais te dire, à toi. Ils ne savent pas, les autres ;
on est là, devant l'ouvrage, on ne peut pourtant pas se croiser les
bras. Ils disent que c'est une sale besogne, mais si on ne la fait pas, qui
la fera ?
-
- LE PAGE
- Je ne sais pas, monsieur
-
- CRÉON
- Bien sûr, tu ne sais pas. Tu en as de la chance ! Ce
qu'il faudrait, c'est ne jamais savoir. Il te tarde d'être grand, toi ?
-
- LE PAGE
- Oh oui, monsieur !
-
- CRÉON
- Tu es fou, petit. Il faudrait ne jamais devenir grand. (L'heure
sonne au loin, il murmure) Cinq heures. Qu'est-ce que nous avons aujourd'hui,
à cinq heures ?
-
- LE PAGE
- Conseil, monsieur.
-
- CRÉON
- Eh bien, si nous avons conseil, petit, nous allons y aller.
-
- Ils sortent, Créon s'appuyant sur le page.
-
-
Dix-septième partie
Conclusion de la tragédie
-
- LE CHŒUR, s'avance.
- Et voilà. Sans la petite Antigone, c'est vrai, ils
auraient tous été bien tranquilles. Mais maintenant, c'est fini.
Ils sont tout de même tranquilles. Tous ceux qui avaient à mourir
sont morts. Ceux qui croyaient une chose, et puis ceux qui croyaient le contraire
-même ceux qui ne croyaient rien et qui se sont trouvés pris
dans l'histoire sans y rien comprendre. Morts pareils, tous, bien raides,
bien inutiles, bien pourris. Et ceux qui vivent encore vont commencer tout
doucement à les oublier et à confondre leurs noms. C'est fini.
Antigone est calmée, maintenant, nous ne saurons jamais de quelle fièvre.
Son devoir lui est remis. Un grand apaisement triste tombe sur Thèbes
et sur le palais vide où Créon va commencer à attendre
la mort.
-
- Pendant qu'il parlait, les gardes sont entrés. Ils
se sont installés sur un banc, leur litre de rouge à côté
d'eux, leur chapeau sur la nuque, et ils ont commencé une partie de
cartes.
-
- LE CHUR
- Il ne reste plus que les gardes. Eux, tout ça, cela
leur est égal ; c'est pas leurs oignons. Ils continuent à jouer
aux cartes
-
- Le rideau tombe rapidement pendant que les gardes abattent
leurs atouts.
-
-
FIN