(Un jeune homme attend. Il a un bouquet de fleurs à la main. Entrent deux vieilles dames, Agathe, s'appuyant sur une canne, et Aglaë qui porte de grosses lunettes).
Agathe : Voilà, c'est là. Tu te souviens, Aglaë ? Regarde, rien n'a changé depuis le temps. (Elle désigne les différents endroits de sa canne). La place, le banc des amoureux, la statue de Cupidon...
Aglaë : Je vois la place, je vois le banc, mais je ne vois pas la statue de Cupidon.
Agathe (agacée) : Mais si elle est là (geste large avec la canne). Il serait grand temps que tu t'achètes des verres de contact. Et tu te souviens, mon Roger, il m'attendait là, avec une fleur à la main, (elle désigne le garçon qui attend) comme ce garçon !
Aglaë : Mes yeux ne sont pas si mauvais que ça, parce que le garçon, lui, je le vois très bien.
(Elles s'approchent de lui et il les salue avec un vague sourire).
Agathe (au garçon sans timidité aucune) : Bonsoir mon garçon !
Lui (beaucoup plus réservé) : Bonsoir Madame.
Agathe (furieuse) : Ne m'appelez pas "Madame", ça me vieillit ! Dites : "Bonsoir Agathe". Mon prénom, c'est Agathe et elle (elle désigne Aglaë avec sa canne), c'est Aglaë, ma sœur.
Lui (un peu amusé) : Bonsoir Agathe, Bonsoir Aglaë.
Aglaë : Bonsoir jeune homme.
Agathe (enchaînant immédiatement) : Savez-vous, mon garçon, que c'est à cet endroit précisément que j'avais rendez-vous avec mon Roger ? C'était il y a... (elle cherche) il y a quarante ans !
Aglaë : Cinquante ans, Agathe ! Cinquante ans !
Agathe : Mais non ! Tu perds la mémoire en même temps que la vue, Aglaë. C'était il y a quarante ans ! (elle frappe le sol avec sa canne en disant : "quarante ans").
Aglaë (insistant) : Cinquante ans !
Agathe : Qu'importe ? Je m'en souviens comme si c'était hier ! C'était mon premier rendez-vous !
Lui : Moi aussi, c'est mon premier rendez-vous !
Agathe : C'est fantastique, n'est-ce pas ? On a le cœur qui bat, les jambes molles, on a l'impression qu'on va s'évanouir, mais pour rien au monde on ne voudrait être ailleurs, c'est bien cela, n'est-ce pas ?
Lui : Oui, c'est exactement ce que je ressens.
Agathe : Je sais... Je sais.
Aglaë (à lui) : Si vous l'aviez vue ! Elle avait passé sa belle robe des dimanches. Celle avec des dentelles sur le devant...
Agathe : Et je m'étais mis du rouge sur les joues...
Aglaë (à lui) : mais ce n'était pas la peine parce que plus nous approchions d'ici, plus elle rougissait. A cause de l'émotion. Mon Dieu, ce qu'elle était émue !
Lui (à Aglaë) : Vous étiez là vous aussi ?
Aglaë (avec brusquerie) : Bien sûr que j'étais là ! J'étais trop curieuse de voir comment ça allait se passer. Et nos parents n'auraient jamais accepté qu'elle sorte sans sa grande sœur !
Lui (légèrement étonné à Aglaë) : Ah bon, c'est vous l'aînée ?
Aglaë (à lui) : Oui, je sais, ça ne se voit pas, les gens pensent souvent que je suis la cadette, mais je suis l'aînée.
Agathe (continuant sur son idée, à lui) : Roger, il était là, comme vous, à m'attendre. Beau comme un astre, dans son uniforme militaire.
Aglaë (à lui, enchaînant) : C'était un militaire, un légionnaire !
Agathe (à lui) : Il nous a emmenées au bal ! C'était le 14 juillet. A l'époque, pour le 14 juillet, il y avait un bal juste à côté. On a dansé toute la nuit comme des fous. Et on a ri ! Mais on a ri !
Lui (à lui, imaginant la suite logique de l'histoire) : Et le lendemain, il vous a demandée en mariage.
Agathe (à lui, soudain triste) : Non, le lendemain il avait disparu. Je l'ai attendu, attendu ! Mais je ne l'ai plus jamais revu.
Aglaë (à lui, après un petit temps) : Alors, elle s'est mariée avec Gaston, le pharmacien. Et moi avec Jules, le frère du pharmacien. Nous nous sommes mariées le même jour.
Agathe (cherchant leur approbation) : C'était un beau mariage ?
Aglaë (à lui) : Oui, tout le monde s'est bien amusé. Sauf nous deux. On s'est un peu ennuyées. Agathe pensait à son Roger, et... moi aussi, parce que, vous savez, il était beau garçon, le Roger.
Lui : C'est triste votre histoire.
Agathe (se reprenant soudain, après avoir eu un passage à vide de mélancolie quand sa soeur racontait son histoire. Presque furieuse contre lui) : Qu'est-ce que vous dites, jeune homme ? Ce n'est pas triste du tout ! C'est fantastique ! Vous savez, rien que pour cette nuit avec mon Roger, je trouve que ma vie mérite d'avoir été vécue ! (complètement enflammée) Et je souhaite à toute femme de connaître autant de bonheur que j'en ai connu cette nuit-là, n'est-ce pas Aglaë ?
Aglaë (plus mélancolique) : Oui, je suis bien d'accord. Ce qu'on a été heureuses !
Agathe (ayant un souvenir soudain, à Aglaë) : Tu te souviens de cette drôle de danse qui nous a fait tellement rire ?
Aglaë : Oui ! Comment aurais-je pu l'oublier ? C'était la danse à la mode cette année-là ! C'était rigolo comme tout ! Ça s'appelait... (elle cherche) ça s'appelait... Ça s'appelait comment déjà ?
Agathe (enthousiaste) : C'était la Trish-Trash danse !
Aglaë (enchaînant) : et ça se dansait comme ça ! (Elle commence à faire quelques pas maladroits. Sa sœur commence à la suivre. Musique. Lumière de bal. Elles dansent comme des folles et entraînent le garçon avec elles. La musique s'arrête. Lumière normale à nouveau).
Agathe (tout essoufflée) : Oh merci ! Merci jeune homme ! Soudain, j'ai cru que j'avais à nouveau 18 ans !
Aglaë : Et moi 16 ans !
Lui (à Aglaë) : Mais je croyais que vous étiez l'aînée !
Aglaë : Ça dépend des jours ! Ça dépend des nuits !
Agathe (à Aglaë) : Arrête de draguer ce garçon, Aglaë, il est l'heure de rentrer.
Aglaë : Déjà !
Agathe : Oui, rentrons ! Peut-être que Roger nous attend devant la porte.
Aglaë (bas, à lui) : Excusez-la, mais elle n'a jamais perdu l'espoir.
Agathe (à lui) : Jeune homme, vous êtes absolument délicieux et je sens bien que vous me trouvez aussi à votre goût, mais mon coeur est pris par un autre. Je suis désolée pour vous, mais c'est mon Roger d'abord ! (assez brusquement) Bonsoir !
Aglaë (à lui) : Bonsoir ! Et encore merci pour la danse ! (elle lui donne une petite tape sur les fesses, et rejoint sa sœur. Elle sortent)
(Noir)
auteur : Patrick de Bouter
dans :
Théâtre et FLE |