(Entre la jeune fille qui traîne péniblement une énorme valise et semble perdue. Par l'autre côté de la scène entre le garçon, chemise aux couleurs criardes largement ouvertes, pantalon froissé. Il croise la fille, la dépasse, se retourne, la regarde, et vient vers elle d'un pas décidé.)
Lui (derrière elle) : Excusez-moi...
Elle (surprise, sursautant et se retournant) : Oh ! Qu'est-ce que c'est ?
Lui : N'ayez pas peur ! C'est juste moi. Et je voulais vous demander si vous voulez que je vous aide.
Elle : Pourquoi voulez-vous m'aider ?
Lui : Mais parce que vous êtes une jeune étrangère perdue dans une grande ville avec une lourde valise.
Elle : La valise est lourde, la ville est grande, je suis jeune et étrangère, mais je ne suis pas perdue.
Lui : Excusez-moi, on aurait pu croire.
Elle (désignant son torse du doigt) : Votre chemise n'est pas fermée.
Lui (assez fier) : Ah ! Vous avez remarqué ? C'est fait exprès.
Elle : C'est pour l'aération ? Système français ?
Lui : Système français, mais pas pour l'aération. Pour l'excitation. Grâce à la chemise ouverte, vous avez une vue imprenable sur mes poils.
Elle : Vos poils ?
Lui : Il y en a cinq, là (il les montre). C'est cool, non ?
Elle : Cool ?
Lui : Oui, ça fait tout le charme. Le charme français. Vous appréciez le charme français ? Je veux dire le charme des Français.
Elle : Oui, beaucoup. Mais garder sa chemise ouverte devant une jeune fille, c'est tout le contraire du charme français.
Lui : C'est une idée un peu personnelle, mais bon (il ferme les boutons de sa chemise) ; ça va mieux comme ça ?
Elle : C'est mieux, mais la chemise n'est pas belle, et il manque la cravate.
Lui (ironique et un peu énervé) : et le pantalon, ça va ?
Elle : Non, le pantalon n'est pas bien non plus.
Lui : Y'a rien de bien, quoi ?
Elle : Non, rien de bien.
Lui : C'est étonnant, parce qu'en général, les filles, elles me trouvent super ! Vous voyez ?
Elle : Parce qu'elles ne font pas attention à vos vêtements.
Lui : C'est vrai, en général, elles s'intéressent plutôt à ce qu'il y a dedans.
Elle : Vous voulez dire l'esprit : l'esprit de France.
Lui : Ouais, l'esprit de France... Le corps de Franck, tout ça.
Elle : Le corps de Franck ?
Lui : Franck, c'est mon prénom. Tâtez un peu ce biceps, vous allez comprendre le reste. Allez-y ! Ne vous gênez pas !
Elle : Vous travaillez dans un cirque ?
Lui (à nouveau un peu énervé) : Vous avez des idées un peu spéciales, non ?
Elle : C'est votre attitude qui est spéciale : vous ne me connaissez pas et pourtant vous voulez que je regarde vos poils et que je vous touche le bras dans la rue.
Lui : Ouais, en France, on fait plein de trucs dans la rue.
Elle : C'est fini ? Je peux partir ? (Elle fait mine de reprendre sa valise)
Lui : Vous n'avez pas peur de marcher toute seule, le soir, comme ça ?
Elle : De quoi devrais-je avoir peur ?
Lui : Eh bien de faire une mauvaise rencontre, par exemple.
Elle : Est-ce que cet exemple pourrait s'appeler Franck ?
Lui : Non, avec moi, vous avez de la chance.
Elle : Excusez-moi, mais je ne suis pas convaincue que cette rencontre soit une chance.
Lui : Ben, c'est de votre faute. Vous avez l'air difficile à convaincre. D'habitude, ça va plus vite.
(Entre la marchande de fleurs, son panier de fleurs au bras. Elle s'arrête pour les regarder)
Elle : Est-ce que vous êtes plus galant, "d'habitude" ?
Lui : Ah bon, c'est la galanterie qui vous branche, vous ! Mais fallait le dire plus tôt !
(Il avise la marchande de fleurs et claque des doigts)
Une rose, une belle pour la demoiselle !
La marchande
de fleurs (après s'être approchée de lui et lui avoir tendu une rose) : Voilà, Monsieur.
Lui (lui donnant un billet, sans aucune classe) : Tenez ! Gardez la monnaie !
(La marchande de fleurs le regarde, prend le billet sans rien dire et sort)
Lui (tendant la rose vers elle) : Voilà ! Regardez comme je peux être super galant ! (elle ne prend pas la fleur) Eh bien, prenez-la ! C'est pour vous ! J'ai quand même pas dépensé cinq euros pour rien ! Cinq euros, plus la monnaie !
Elle (prenant la rose) : Merci.
(Elle ouvre sa valise, jette la rose dedans et referme la valise)
Lui : Qu'est-ce que vous faites ? Vous allez l'écraser !
Elle : Oui, vous me la donnez sans délicatesse, alors moi, je la traite aussi sans délicatesse. C'est juste, non ?
Lui : Mais c'est un cadeau !
Elle : Le cadeau compte toujours moins que la façon dont on le donne.
Lui (excédé) : Bon, salut !
(il part)
Elle : Vous partez ?
(il s'arrête, se retourne, revient vers elle)
Lui : Hein ?
Elle : Tout à l'heure, quand vous m'avez abordée, vous m'avez proposé de m'aider. Parce que vous pensiez que j'étais perdue.
Lui : Oui, mais vous m'avez dit que vous n'étiez pas perdue.
Elle : Et je vous ai aussi confirmé que ma valise était lourde, comme vous l'aviez vous-même remarqué.
(Un temps. Il la regarde, incrédule)
Lui : Trouvez-moi une bonne raison pour que je la porte, votre valise !
Elle : C'est à vous d'en trouver une, mais il paraît que vous avez de bons biceps, là (elle désigne son bras d'un doigt).
Lui (après un temps) : Okay, vous avez gagné. Où on va ?
Elle : J'espère que vous avez de bonnes jambes, parce que c'est un peu loin.
(Il essaie de soulever la valise d'un bras mais n'y arrive pas)
Lui (il essaie de soulever la valise d'un bras mais n'y arrive pas) :Hé ! Qu'est-ce que vous avez mis là-dedans ? Elle est pas lourde, elle est importable !
Elle : C'est sans doute à cause de la rose. Elle était très grosse.
Lui (prenant la valise à deux bras et la soulevant avec difficulté) : Bravo pour votre sens de l'humour... (Il repose la valise) ça ne vous gêne pas que je retrousse mes manches (il le fait) parce que sur les bras aussi, il y a les poils que vous n'aimez pas.
Elle : C'est gentil de demander. Allez-y. Je vous félicite pour votre galanterie.
Lui (après avoir craché dans ses mains et portant la valise en soufflant comme un phoque) : Oui, mais c'est super lourd.
Elle : C'est normal, c'est toujours dur d'apprendre.
(Elle sort, il la suit en soufflant. Noir)
auteur : Patrick de Bouter
dans :
Théâtre et FLE |