(Une fille assise sur un banc. Elle lit, son sac posé par terre à côté d’elle. Arrive un garçon qui passe devant elle, (qui) l’aperçoit, (qui) ralentit, puis (qui) s’éloigne, puis (qui) revient, puis (qui) s’éloigne à nouveau. Bref, il hésite, et cette valse hésitation muette peut même durer assez longtemps. Finalement, le garçon s’approche plus près du banc et se lance.)
Lui (toujours debout) : Vous, vous seriez assise sur un banc et moi, moi, je viendrais m’asseoir à côté de vous… (Il s’assied près d’elle ; elle le regarde du coin de l’œil, prend son sac par terre et le pose à côté d’elle pour lui signifier qu’il ne s’approche pas. Il glisse un peu plus loin) enfin, pas trop près. Je me mettrais à vous parler et vous feriez semblant de ne pas faire attention à moi, mais je continuerais quand même à vous parler pour susciter votre curiosité. (Elle tourne la tête vers lui, d’un air un peu amène.) Vous, vous tourneriez la tête vers moi et je vous dirais « bonjour »… (Il s’exécute) Bonjour. Alors, vous me diriez… Qu’est-ce que vous me diriez ?
Elle : Vous n’auriez pas un autre endroit pour pratiquer le mode conditionnel ?
Lui : Vous n’aimez pas le conditionnel ?
Elle : J’aimerais surtout vous voir ailleurs !
Lui : Vous voyez ! Vous aussi vous utilisez le conditionnel !
Elle : Bien sûr que j’utilise le conditionnel. Vous n’êtes pas le seul à utiliser le conditionnel !
Lui : Et le subjonctif ? Vous connaissez le subjonctif ? (Elle le regarde, incrédule.)
Le subjonctif ! J’aimerais bien que vous le connaissiez.
Elle : Et moi, j’aimerais bien que vous me laissiez tranquille.
Lui : (enthousiaste) Le subjonctif ! Vous l’avez dit ! Vous avez dit : « J’aimerais bien que vous me laissiez tranquille ! Et « laissiez », c’est un subjonctif… Un subjonctif après un conditionnel, parce que « j’aimerais », c’est un conditionnel (voyant son regard réprobateur, il perd de son enthousiasme et devient au contraire très gêné) et un conditionnel… Voilà.
Elle : Où voulez-vous en venir exactement ?
Lui : (de nouveau enthousiaste) Au présent de l’indicatif !
Elle : Dites-moi, vous allez me faire toutes les conjugaisons ou quoi ?
Lui : Non, je vais m’arrêter au présent de l’indicatif à la forme interrogative.
Elle : Donc, si je comprends bien, vous allez me poser une question, c’est ça ?
Lui : C’est ça ! une question ! (plus embarrassé) une question.
Elle : Eh bien, allez-y !
Lui : Maintenant ?
Elle : Ben, oui, c’est maintenant le présent de l’indicatif, même à la forme interrogative.
Lui : Oui, vous avez raison… Mais j’hésite sur le verbe.
Elle : (ironique) Pourquoi ? C’est un verbe irrégulier peut-être ?
Lui : Ah non ! Pas irrégulier ! Seulement un peu… embarrassant.
Elle : Ah ! Et vous ne voulez pas m’embarrasser.
Lui : Non ! Vous embarrasser, non… Vous embrasser, oui… Mais les deux verbes sont tellement proches, c’est pour ça que j’hésite, vous comprenez ?
Elle : C’est la question ?
Lui : Non, la question, c’est : est-ce que je peux vous embrasser ? (un temps, il se ravise) Vous voyez, c’est bien ce que je disais, c’est embarrassant.
(un temps)
Elle : Vous connaissez l’impératif ?
Lui : Je vous demande pardon.
Elle : L’impératif ! L’ordre !
Lui : Ah ! L’impératif ! L’ordre (il donne des exemples) Levez-vous ! Taisez-vous ! Arrêtez-vous !
Elle : (enchaînant) Embrassez-moi !
Lui : (gêné) oui, aussi… (bas) Embrassez-moi.
Elle : (faisant semblant de ne pas avoir entendu) Comment dites-vous ?
Lui : (plus fort, mais encore embarrassé) Embrassez-moi.
(Elle l’embrasse sur la joue.)
Elle : Alors, qu’est-ce que vous pensez de cet impératif ? C’est quand même plus rapide et plus efficace que votre conditionnel, votre subjonctif et votre indicatif, non ?
Lui : (devant reconnaître l’évidence) : Si.
Elle : Vous avez compris maintenant ?
Lui : (encore gêné) Oui, je crois.
(Il se lève.)
Elle : Que faites-vous ? Vous partez ?
Lui : (soudain très sûr de lui) Taisez-vous ! Levez-vous ! Suivez-moi ! Venez chez moi et déshabillez-vous ! (au public, triomphant) J’ai compris !
(Noir)
auteur : Patrick de Bouter
dans :
Théâtre et FLE |