(Entrent le garçon et la fille à l'opposé l'un de l'autre. Ils se croisent, s'arrêtent après quelques pas, et se retournent l'un vers l'autre.)
Lui (à part) : Oh ! Cette fille !
Elle (à part) : Oh ! Ce garçon !
Lui (à part) : Une apparition en pleine rue... Comme au cinéma, sauf que c'est au théâtre.
Elle (à part) : Jamais je n'aurais cru que j'aurais pu me retourner comme ça dans la rue, au passage d'un garçon. Mon Dieu, que va-t-il penser ? Pourvu qu'il dise quelque chose !
Lui (à part) : Il faut que je dise quelque chose. On ne va pas pouvoir rester comme ça bien longtemps.
Elle (à part) : S'il ne parle pas, je vais être obligée de partir. Ce serait trop bête.
Lui (à part) : Bon, je me lance ! (à elle, s'avançant un peu) Excusez-moi, Mademoiselle...
Elle (à lui, le coupant, fiévreuse et s'avançant à son tour) : Oui ! (à part) Il m'a parlé !
Lui (à part) : Elle m'a répondu ! Mais maintenant, il faut que je trouve quelque chose à raconter.
Elle (à part) : Par quoi va-t-il commencer ? Je suis curieuse.
Lui (à part) : Bon... Au hasard. (à elle) Excusez-moi, mais j'ai l'impression de vous avoir déjà rencontrée quelque part... (à part) Je sais, c'est complètement banal, mais je fais ce que je peux.
Elle (à part) : Pas très original, mais bon. (à lui) Je ne sais pas, c'est possible. C'est même très probable, parce que moi aussi j'ai l'impression de vous avoir rencontré quelque part.
Lui (à part triomphant) : Ça marche ! (à elle) peut-être chez des amis communs.
Elle (à lui, heureuse de cette idée) : Oui, c'est ça ! Chez des amis communs ! (à part) Oui, mais qui ?
Lui (à part, après un léger silence embarrassé) : Et après ? Vite une idée ! (à elle, après avoir trouvé l'idée) Mais je ne me souviens plus à quelle occasion.
Elle (à lui) : C'est amusant, moi non plus ! (au public) Voilà, comme ça, le problème est réglé !
Lui (à elle, sans réfléchir) : En revanche, je me souviens très bien de votre prénom !
Elle (à lui, surprise) : Ah bon ! (à part) Comment il pourrait s'en souvenir ? Je suis bien certaine de ne l'avoir jamais vu !
Lui (à part, furieux contre lui-même) : Pourquoi j'ai dit ça, moi ? Non mais ça va pas !
Elle (à lui) : Je suis désolée, mais moi, je crois bien que j'ai oublié le vôtre.
Lui (à part) : Et pour cause ! Bon, contre-attaque immédiate ! (à elle, faussement contrit) Je ne vous ai donc pas laissé un souvenir formidable.
Elle (à part) : Mon Dieu, la gaffe ! (à lui) Non pas du tout ! Au contraire, j'ai gardé un très bon souvenir de notre rencontre, mais je n'ai pas la mémoire des noms. Rappelez-moi donc le vôtre.
Lui (à part) : Elle est très forte ! (à elle) Romain !
Elle (à lui, comme si la mémoire lui revenait) : Mais oui, Romain, bien sûr ! Je me souviens maintenant ! (à part) C'est mignon, Romain. (à lui) A vous de me dire le mien maintenant.
Lui (à part) : Aïe ! (à elle) Le vôtre ?
Elle (à lui) : Oui, mon prénom. (à part) Je me demande bien ce qu'il va dire.
Lui (à part) : Je suis coincé, là. Qu'est-ce que je vais faire ? Mais qu'est-ce que je vais faire ? Bon, les grands moyens ! (Il s'effondre brusquement en arrière, comme pris de syncope.)
Elle (à part, assez critique) : Un peu démonstratif, mais pas mal quand même. (se précipitant vers lui, et s'adressant à lui, faussement affolée) Mon Dieu, que vous arrive-t-il ?
Lui (à elle) : Je ne sais pas. Une douleur. Là ! (il met sa main droite sur son cœur)
Elle (à lui, avec emphase, s'agenouillant à son côté) : Là ! Mais c'est le cœur !
Lui (à elle) : Vous croyez ?
Elle (à lui, même jeu) : Mais oui, j'en suis sûre !
Lui (à part, triomphant) : Ça marche !
Elle (à lui) : Venez ! Venez vous asseoir (elle l'aide à se redresser et à aller s'asseoir sur le banc. Il poursuit le même jeu de l'homme " blessé ") Je vais vous chercher un peu d'eau, au bar d'en face. (Elle pose son sac à côté de lui) Faites attention à mon sac. (à part) S'il est malin, il pensera à regarder dedans pour chercher mon identité.
Lui (à elle) : Oh merci ! Merci.
Elle (à lui) : Ne bougez pas ! Surtout ne bougez pas ! (Il lui fait un pauvre sourire, elle sort.)
Lui (seul, au public) : Opération réussie ! Elle m'a même laissé son sac pour que je regarde son nom. (Il prend le sac, fouille fiévreusement à l'intérieur, trouve les papiers, regarde) Brigitte ! Mais bien sûr : Brigitte ! (imitant le ton qu'elle a pris un peu plus tôt) Je m'en souviens maintenant ! (Il regarde de côté, et remet rapidement les papiers dans le sac, qu'il replace sur le banc, juste au moment où elle revient avec un verre d'eau à la main.)
Elle (à part) : J'espère qu'il a eu le temps de regarder. (à lui) Tenez, buvez ça, (insistant sur son prénom) Romain.
Lui (à elle, insistant aussi sur son prénom) : Merci, Brigitte.
Elle (à part, contente) : Il a eu le temps ! (à lui, s'asseyant à côté de lui) Ça vous arrive souvent ce genre de choses ?
Lui (à elle) : Non, c'est la première fois. (Se reprenant) Non, je me trompe, c'est la deuxième fois : le soir de notre première rencontre, j'ai ressenti la même douleur quand je suis rentré chez moi et que j'ai repensé à vous.
Elle (à lui, faussement ingénue) : Croyez-vous qu'il y ait une relation entre les deux événements ?
Lui (à elle) : Oui, pas de doute !
Elle (à lui) : Alors, c'est peut-être plus prudent qu'on ne se voie pas plus. (à part) Pourquoi je dis ça, moi ?
Lui (à elle, brusquement) : Non, au contraire ! (à part) Toute stratégie a son effet pervers.
Elle (à lui) : Soyez raisonnable. Je vais vous laisser vous reposer et puis nous reparlerons de ça plus tard. (à part) Si je dis oui tout de suite, il va me prendre pour une fille facile.
Lui (à elle) : Oui, vous avez raison. Laissez-moi quelque temps. (à part) Si j'insiste trop, elle va me prendre pour un dragueur.
Elle (à part) : Je ne peux quand même pas me jeter à son cou en pleine rue ; ça ne se fait pas. Et croyez-moi, c'est dommage.
Lui (à part) : Si je lui dis comme ça, direct, que je l'aime, au mieux elle me rit au nez, au pire elle m'envoie son sac dans la figure ! Bonjour la stratégie !
Elle (se levant, à lui) : Vous êtes sûr que je peux partir ?
Lui (à part) : Non, reste ! Je suis fou de toi ! (à elle) Oui, vous pouvez partir maintenant, je me sens un peu mieux.
Elle (à part) : Pourquoi je pars ? Je n'ai qu'une envie : rester avec lui ! (à lui) A bientôt Romain.
Lui (à elle) : A bientôt Brigitte.
Elle (partant lentement, à part) : Il ne me retient pas. Si ça se trouve, je ne lui fais aucun effet.
Lui (à part) : Si elle ne trouve aucune excuse pour rester, c'est peut-être qu'elle n'en a pas envie.
Elle (à part, toujours en partant lentement) : Rappelle-moi ! Mais rappelle-moi !
Lui (se levant soudain avec le verre à la main, à elle) : Brigitte !
Elle (se retournant soudain, pleine d'espoir, à lui) : Oui Romain ! Qu'est-ce qu'il y a ?
Lui (hésitant, cherchant quelque chose à dire mais ne trouvant pas, et puis soudain voyant qu'il a toujours le verre à la main, à elle ) : Et le verre ?
Elle (à part) : C'est tout ce qu'il a trouvé ! (à lui) Gardez-le, en souvenir de moi ! (mélodramatique) Adieu Romain ! (elle se sauve)
Lui (après un temps, le verre à la main, pitoyable, balbutiant) : Brigitte.
(Noir)
auteur : Patrick de Bouter
dans :
Théâtre et FLE |